Le crépuscule de l'Etat de droit en Europe ?

Peut-on encore battre Orbán ?

À quatre mois des élections législatives, la campagne bat déjà son plein en Hongrie. Les soutiens de l’opposant Peter Magyar veulent croire qu’ils parviendront à mettre fin au long règne illibéral de Viktor Orbán.

Un air de gendre idéal, les cheveux blonds coupés en brosse, un grand drapeau hongrois à la main : Peter Magyar va à la rencontre des quelques centaines de personnes venues le soutenir. Le député européen, leader du parti d’opposition Tisza, serre des mains tout en avançant vers la scène, sûr de lui. Ce samedi 6 décembre, ses supporters se sont rassemblés sur une petite esplanade coincée entre des barres d’immeubles grises de la périphérie de Kecskemét, au sud de la Hongrie.

À quelques centaines de mètres de là se tient un autre meeting. Le Fidesz, parti ultra-conservateur au pouvoir depuis 2010, a lui aussi réuni ses militants. Le face-à-face dure depuis plusieurs semaines. Dans chaque ville où se déplace Peter Magyar, le premier ministre Viktor Orbán organise systématiquement un rassemblement concurrent. Cela faisait quinze ans qu’un tel affrontement politique n’avait pas eu lieu dans le pays. À cinq mois des élections législatives, prévues en avril prochain, Viktor Orbán et ses soutiens sont déjà mobilisés, eux qui avaient pour habitude d’entrer en campagne quelques jours seulement avant le scrutin.

Sur la petite scène, la voix de Peter Magyar résonne contre les tours voisines. Pendant une heure, il dresse le bilan des années Orbán : un régime corrompu, verrouillé, une économie à bout de souffle. « Il est impossible de ne pas voir que la Hongrie, en seize ans de gouvernance du Fidesz, est devenue le pays le plus pauvre de l’UE. » Depuis 2025, le pays se classe en effet dernier de l’Union en termes de pouvoir d’achat des ménages, d’après Eurostat.
Ancien membre du Fidesz, ex-mari de l’ancienne ministre de la Justice, Peter Magyar, 44 ans, connaît le système de l’intérieur. Il a été un des hommes de l’ombre du régime, travaillant tour à tour au ministère des Affaires étrangères et au cabinet du premier ministre. Aujourd’hui, il se présente comme un conservateur, démocrate et pro-européen. Installé derrière son pupitre, il prêche avec la foi du nouveau converti. À chaque évocation du premier ministre, des huées s’élèvent de l’assemblée. À la fin du meeting, plusieurs militants se précipitent pour tenter d’arracher un selfie avec le candidat.

S’opposer à Orbán, un engagement risqué. Vidéo : Valentine Lécayon © Centre universitaire d’enseignement du journalisme 

« Je viens ici pour avoir des informations sur la campagne, parce qu’on ne peut pas s’informer correctement avec les principaux médias du pays », explique Yura, 68 ans, présent sur la place. Une critique récurrente, alors que la télévision nationale et les médias locaux sont aux mains de proches du premier ministre. Pour contrebalancer le discours officiel, Peter Magyar fait une campagne de terrain, arpentant les fiefs historiques du Fidesz.

Une propagande qui touche tout le monde

Il faut dire que dans le pays, 80 % du paysage médiatique est contrôlé par le parti au pouvoir, selon Reporters sans frontières. Les téléspectateurs de la chaîne nationale sont soumis à plus de 70 % de contenus favorables à Viktor Orbán, d’après une étude des chercheurs de Connect Europe et de l’institut hongrois Republikon. « Avec ses organes de propagande, le gouvernement peut toucher tous les citoyens », déplore le député non-inscrit Akos Hadhazy, l’une des principales figures de l’opposition de gauche du pays.

En cette période tendue de campagne électorale, le contrôle du Fidesz sur les médias s’est encore renforcé. Iván Zsolt Nagy, l’ancien rédacteur en chef du média Blikk en a fait les frais fin octobre 2025. « À mon arrivée à l’aéroport de Budapest, mon patron m’attendait pour aller boire un café, se souvient-il. C’est comme ça qu’il m’a annoncé la vente du journal. » Il a déjà beaucoup raconté cette histoire, tant elle est symbolique de l’état de la presse en Hongrie. En quelques jours, et en catimini, le premier quotidien de Hongrie aux 40 000 exemplaires vendus a été cédé au groupe Indamedia, proche du Fidesz. Jugé trop indépendant, Iván Zsolt Nagy a été limogé par les nouveaux propriétaires. « C’est très difficile pour moi de ne pas considérer qu’il s’agit d’un rachat politique. Les lecteurs de Blikk sont des personnes âgées, des électeurs très importants pour le Fidesz. À travers Blikk, on peut transmettre tout un tas de choses, sans appeler directement à voter pour Orbán, mais en le présentant comme un bon père de famille. »

Face au rouleau compresseur médiatique pro-Orbán, quelques médias indépendants subsistent. Telex, 444, Direkt36 ou encore ValaszOnline documentent la corruption et les dérives illibérales du gouvernement. Non sans peine : les journalistes de ces médias sont régulièrement interdits d’accès à certains événements et subissent des pressions financières et politiques.

« Nous, journalistes, sommes traités comme des ennemis de l’Etat ». Vidéo : Valentine Lécayon © Centre universitaire d’enseignement du journalisme 

Des oppositions empêchées

Depuis l’arrivée de Peter Magyar dans l’arène politique, en 2024, la menace qu’il représente se mesure à la réaction du gouvernement. Début 2025, Viktor Orbán a demandé au Parlement européen la levée de l’immunité parlementaire du leader de Tisza. La cause ? Des plaintes pour diffamation déposées contre lui par un ex-député du Fidesz et le parti d’extrême-droite hongrois Mi Hazank.

L’opposant principal du premier ministre doit aussi faire face à un redécoupage électoral, favorable au pouvoir en place, adopté en 2024. S’ajoute à cela le vote, en juin, par le Parlement hongrois, de la suppression du plafonnement du financement des campagnes électorales, ouvrant la porte à une compétition encore plus favorable au premier ministre, proche des milieux financiers.

Pour influencer les électeurs, le pouvoir a récemment lancé une campagne de désinformation à l’aide de l’intelligence artificielle. Celle-ci met en scène Peter Magyar tenu en laisse comme un chien ou tenant de faux discours devant une tribune de son parti. Les vidéos sont publiées sur le compte Facebook officiel du principal conseiller du premier ministre, Balázs Orbán (sans lien de parenté avec le chef du gouvernement), qui en assume l’usage.

80 %

du paysage médiatique est contrôlé par le parti au pouvoir, selon Reporters sans frontières.
Dans les rues de Budapest, les offensives contre le principal adversaire du Fidesz font également partie du décor. Le slogan, inscrit en grosses lettres rouges, ne passe pas inaperçu : « Ils augmentent vos impôts et dépensent votre argent dans des projets inutiles. » Au-dessus, un montage présente le leader de Tisza, accusé de vouloir s’acheter des toilettes en or avec l’argent public, au côté de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et du président ukrainien Volodymyr Zelensky.
Peter Magyar n’est pas le premier à faire les frais de ces méthodes. Chaque mardi depuis mai, le député Akhos Hadhazy rassemble une poignée de manifestants autour de son cheval de bataille : la lutte contre la corruption. « Dans ces régimes hybrides, ce n’est pas l’intimidation classique qui fonctionne, ils n’intimident pas les gens par la violence et la menace d’emprisonnement. En revanche, les sanctions ou les campagnes de diffamation menées avec l’aide de la machine de propagande sont utilisées comme punitions. Cela a un effet dissuasif sur les oppositions », estime-t-il. En 2025, il a été condamné à des amendes de 20 millions de forints (environ 50 000 euros) pour l’organisation de manifestations sur son temps de travail.

Un rituel hebdomadaire pour résister. Vidéo : Valentine Lécayon © Centre universitaire d’enseignement du journalisme 

La fin des petits partis ?

Dès son arrivée au pouvoir, en 2010, Viktor Orbán a changé les règles du jeu électoral. Première mesure : la division par deux du nombre de députés, de 386 à 199. « Le Fidesz a volontairement souhaité réduire les oppositions au sein du Parlement », analyse Dániel Oross, chercheur en science politique au Centre des sciences sociales de Hongrie. Le second tour des élections législatives a également été supprimé. Désormais, une majorité relative au premier tour suffit pour être élu. « Cette réforme a totalement profité aux membres du Fidesz, poursuit Dániel Oross. Dès 2014, certaines circonscriptions historiquement socialistes ont été perdues au profit du parti de Viktor Orbán. »

Je pense qu’il faut faire l’impasse sur ces élections pour laisser Tisza gagner. Après seize ans de régime autoritaire, autant les laisser tenter leur chance.

 Gábor Eröss, ancien membre de Párbeszéd (Dialogue – Le Parti des verts)

Quinze ans plus tard, la réforme profite aussi au parti Tisza : le scrutin majoritaire à un tour favorise la bipolarisation du système politique. Favori dans les sondages avec 35 % des voix, contre 28 % pour le Fidesz, Peter Magyar attire l’immense majorité des électeurs d’opposition, au détriment d’autres partis, principalement centristes et de gauche. Troisième des sondages, la DK (Coalition démocratique, centre-gauche) ne remporterait que cinq sièges en avril, contre quinze aujourd’hui, d’après les dernières projections. « Les petits partis vont tout simplement disparaître », prévoit Dániel Oross. Résultat : un affaiblissement clair de la vitalité démocratique et de la vie des idées dans le pays. « Il y a une forte probabilité que le prochain Parlement soit à 90 % de droite », résume le politiste.

Au sein de l’opposition se pose alors la question de la pertinence de présenter des candidats. Assis dans un café branché du centre-est de Budapest, Gábor Eröss, ancien membre de Párbeszéd (Dialogue – Le Parti des verts) explique : « Je pense qu’il faut faire l’impasse sur ces élections pour laisser Tisza gagner. Après seize ans de régime autoritaire, autant les laisser tenter leur chance. » Avant d’ajouter avec dépit : « Nous, les petits partis traditionnels, on n’a pas su s’imposer comme une bonne opposition. Je n’aime pas Magyar, mais il faut peut-être quelqu’un comme ça pour faire perdre Orbán. »

Du côté de la DK, qui présente un candidat dans chaque circonscription, on assume la stratégie inverse : « Sans nous, il n’y aura pas de changement réel. Nous ne voulons pas d’un autre régime à un seul parti fort », expose Sándor Rónai, député DK à l’Assemblée nationale. Au risque de passer pour les idiots utiles du Fidesz ? « Le Fidesz motive les petits partis à présenter des candidats pour éparpiller les votes », explique Dániel Oross. « Moi, je n’ai jamais voté pour Viktor Orbán. Peter Magyar a voté pour lui au moins quatre fois… », se défend Sándor Rónai. Entre Tisza et les anciens partis d’opposition, le dialogue semble rompu. « Ils nous ont traités de “collabos”, donc il est difficile de s’allier avec eux maintenant », déplore le député de la DK.

C’est d’ailleurs après l’échec de l’union des partis d’opposition en 2022, miné par les divisions, que Peter Magyar a décidé de faire cavalier seul, assumant de faire éclater l’échiquier politique hongrois. Si le candidat incarne l’espoir de voir Viktor Orbán quitter le pouvoir, son passé dans les rangs du Fidesz sème le trouble, aux yeux de certains, sur ses véritables intentions politiques. D’autant plus que le contenu de son programme reste vague.

À cinq mois des élections, la campagne est loin d’être terminée. Viktor Orbán et Peter Magyar ont prévu de poursuivre leur duel par meeting interposé, ville par ville, village par village. De quoi ajouter de la tension à une bataille politique qui est déjà considérée comme l’une des plus rudes de l’histoire du pays.

Briser les voix de l'opposition

En 2024, le siège historique de la radio publique est détruit par le gouvernement, sans autorisation légale. La mairie du huitième arrondissement de Budapest, dans laquelle se trouve le site, s’y oppose. Pour Gábor Eröss, élu local, c’est un signe supplémentaire des intimidations subies par les municipalités d’opposition. 

Briser les voix de l’opposition. Vidéo : Valentine Lécayon © Centre universitaire d’enseignement du journalisme 

AUGUSTIN BRILLATZ, VALENTINE LÉCAYON et ANOUK SEVENO

À Budapest et Kecskemét (Hongrie)