La Grèce est devenue le dernier pays de l’Union européenne en termes de liberté de la presse selon Reporters sans frontières. Censure, concentration des médias et surveillance entravent le travail des journalistes.
Lorsqu’il part rencontrer un contact, Tasos Telloglou ne prend plus son téléphone. Il change de métro au premier soupçon de filature, refait le tour du pâté de maisons dès qu’un véhicule le suit trop longtemps. Le journaliste d’investigation a commencé à publier ses enquêtes dans la presse papier il y a 30 ans, avant de travailler pour la télévision, puis pour cofonder en 2016, un média indépendant en ligne, Inside Story. Regard affûté, nœud de cravate desserré et veste en tweed, l’enquêteur chevronné, dont le média compte désormais 5 000 abonnés, a été espionné par les entreprises, les banques, les gouvernements… « C’est une sorte de jeu. Des fois tu perds, des fois tu gagnes », confie-t-il avec un sourire espiègle.
Le dernier exemple date de 2022. Tasos Telloglou enquête alors sur un scandale d’écoutes illégales qui fait grand bruit en Grèce. Au moins treize journalistes grecs ont été visés par Predator, un logiciel espion commercialisé par l’entreprise israélienne Intellexa. Alors que Tasos Telloglou travaille à déterminer si le gouvernement a utilisé ce spyware, il se rend compte qu’il est lui-même surveillé. Les services de renseignement grec ont mis son téléphone sur écoute, invoquant la « sécurité de l’État ». Quelques mois plus tard, il se fait voler son sac contenant ses notes à l’aéroport de Thessalonique. « C’était filmé. Des hommes sont venus avec des masques Covid, directement vers le sac puis sont partis. Je n’ai pas vu les visages, mais c’étaient des professionnels. » À l’époque, l’affaire a un retentissement dans tout le pays et à l’étranger, attirant l’attention internationale sur la situation des médias helléniques.
La Grèce occupe la peu glorieuse 89e place du classement mondial de la liberté de la presse élaboré par l’ONG Reporters sans frontières. Depuis 2022, elle est le dernier pays de l’Union européenne, derrière la Hongrie ou la Pologne.
Pour Tasos Telloglou, la dégradation du paysage médiatique de son pays ne date pas d’hier. « La meilleure époque pour le journalisme grec remonte à la décennie 1997-2007. Le pays était plus riche, les entreprises étaient solides. Les journalistes étaient bien payés. » Mais la crise de la dette publique en 2008 et les trois plans d’austérité de 2010 à 2018 transforment profondément le pays. Appauvrissant la population, la crise fait aussi exploser le paysage politique. Le berceau de la démocratie subit de violentes alternances politiques entre droite et gauche. Après un passage dans l’opposition en 2015, le parti néo-conservateur Nouvelle-Démocratie revient au pouvoir en 2019, désignant son président, Kyriákos Mitsotákis, comme premier ministre.
Les années 2008-2020 sont aussi celles de l’intensification de la concentration du paysage médiatique. Plusieurs journaux, chaînes télévisées et stations radio, confrontés eux aussi à des difficultés financières, sont rachetés par des oligarques grecs, polarisés entre les pro et les anti-gouvernement.
Aujourd’hui, les principales chaînes (Mega, SKAI, ALPHA TV, Star Channel…) forment de grands conglomérats médiatiques. Les dix principaux propriétaires de médias grecs possèdent à eux seuls 762 entreprises dans 32 pays différents, principalement dans le transport maritime, la finance et les énergies, selon une enquête menée en 2022 par le média indépendant Solomon.
L’un d’eux, Evángelos Marinákis, armateur grec et propriétaire du club omnisport de l’Olympiakos, a ainsi profité de la crise de 2008 pour se constituer un empire médiatique, Alter Ego Media. Le groupe comprend actuellement une vingtaine de médias dont To Vima et Ta Nea, deux journaux grecs historiques. En 2019, l’homme d’affaires s’est aussi offert Mega, la première chaîne de télévision privée lancée en 1989, qui avait cessé d’émettre en raison de graves difficultés financières.
Or, les intérêts économiques des propriétaires influent souvent sur les rédactions des médias traditionnels et sur l’information qu’ils produisent. « Si je travaillais pour un armateur, je sais que je ne pourrais pas écrire sur ses activités », explique Corinna Petridi, du média indépendant Solomon. Une réalité ancrée dans l’esprit des journalistes. Une étude menée auprès de 1 300 journalistes grecs par une ONG de défense de l’éducation a révélé en 2022 que 57,5 % d’entre eux avaient déjà été censurés « parfois » ou « tout le temps ». 80 % disent s’être déjà autocensurés.
On retrouve des contraintes similaires dans les médias publics. La radio et la télévision publique (ERT) ainsi que l’agence de presse nationale (ANA-MPA) sont supervisées par le Secrétariat Général de l’Information et de la Communication. Au retour au pouvoir de Nouvelle-Démocratie en 2019, cet organe est passé sous la coupe du Premier ministre Kyriákos Mitsotákis.
Un basculement qui alerte sur l’influence du gouvernement sur la presse, et en particulier sur l’ANA-MPA, première source d’information de beaucoup de journalistes. Cette mainmise de l’État sur l’information ravive une inquiétude très présente dans la mémoire grecque, celle de la dictature militaire, entre 1967 à 1974. Une période au cours de laquelle les critiques et les médias indépendants ont été méthodiquement censurés.
Helena* travaille pour ANA-MPA. « On ne couvre plus certaines actualités. Après 2019, on a réduit la couverture des manifestations contre le gouvernement. » Sur le site web de l’agence, les premiers titres se réfèrent systématiquement aux activités du gouvernement. Pour Helena, l’ANA-MPA n’est plus un média public, mais un « média d’État ». « J’ai souvent peur de ce que je vais écrire. [Le gouvernement] a le pouvoir d’appeler mon chef et de me virer. » Contacté, le porte-parole du gouvernement n’a pas donné suite.
Face à cette reprise en main, la Grèce a vu émerger ces dernières années plusieurs indépendants comme Inside Story, Reporters United ou Solomon. Présents exclusivement en ligne, ces pure players dépendent d’abonnements, de dons de lecteurs ou de financements d’institutions et de fondations, et excluent l’argent provenant d’États ou de partis politiques.
J’ai souvent peur de ce que je vais écrire. [Le gouvernement] a le pouvoir d’appeler mon chef et de me virer.
Helena*, journaliste pour ANA-MPA
Ces intimidations franchissent un nouveau palier en 2021, lorsque l’enquêteur Giorgos Karaïvas est assassiné en sortant de chez lui. Si son meurtre est attribué au crime organisé sur lequel il travaillait, la justice n’a toujours pas trouvé le coupable. Mais le crime a choqué le pays et a renforcé le sentiment d’insécurité dans la communauté journalistique. D’autant plus que les violences contre les reporters ont continué. Cocktails Molotov lancés sur des rédactions et domiciles de journalistes, harcèlement sur les réseaux sociaux : 61 alertes sur la sécurité des journalistes ont ainsi été recensées pour la seule période 2021-2023 par le Media Freedom Rapid Response (MFRR). Le rapport, en partenariat avec Reporters sans frontières et le Comité pour la Protection des Journalistes (CPJ), fait également état de violences policières.
57 %
80 %
*Le prénom a été modifié
Le manque d’indépendance des médias traditionnels leur a coûté la confiance des jeunes Grecs. Les réseaux sociaux et internet sont devenus leurs principaux canaux d’information.
QUENTIN BARAJA et JORIS SCHAMBERGER
À Athènes (Grèce)
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