Le crépuscule de l'Etat de droit en Europe ?

Universités, univers ciblés

La liberté académique fait face à des attaques sans précédents. Même en France, les enseignants-chercheurs souffrent d’ingérences politiques, qui accentuent leurs divisions.

Devant un amphithéâtre rempli d’une centaine d’universitaires attentifs, Nacira Guénif-Souilamas, sociologue et anthropologue, parle d’une voix claire : « L’université est un lieu féroce. » Vendredi 13 décembre, un amphithéâtre de la Sorbonne accueille le colloque intitulé « Approches féministes décoloniales des libertés académiques ». Les intervenants réunis partagent le sentiment d’une dégradation du climat de l’enseignement supérieur.

« Je suis ravie de ne pas avoir de poste universitaire pour pouvoir dire ce que je veux », lance Houda Asal, socio-historienne indépendante et militante pour Attac (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne), avant de rendre un hommage au peuple palestinien.

Lors de la conférence, les intervenants nourrissent leurs échanges d’anecdotes sur les représailles qu’ils disent avoir subies après la publication de leurs travaux : « J’ai été ciblé par des universitaires d’extrême-droite », « J’ai été agressé dans la rue », « J’ai reçu des menaces de viols. » Marc Jahjah, maître de conférences en sciences de la communication à Nantes Université, raconte s’être fait cracher dessus dans la rue à la suite de ses travaux sur les identités queers, féministes et sur le décolonialisme.

deux personnes en conférence
(De g. à d.) Marc Jahjah, maître de conférence en science de la communication et Yosra Ghliss, maîtresse de conférence en science du language, lors du colloque « Approches féministes décoloniales des libertés académiques », vendredi 13 décembre. ©  Carol Burel

Entre menaces, cyberharcèlement et ostracisation… Tous dressent un tableau des plus sombres du climat de la recherche en France. L’université, ce lieu conçu comme un espace d’émulation intellectuelle où les chercheurs entendent suivre librement le fil de leur intérêt et s’exprimer sans filtre, essuie de plus en plus d’attaques contre son indépendance.

« On constate des dérives inquiétantes »

Le constat d’une dégradation est corroboré par un rapport commandé par France Universités – la fédération de dirigeants de l’enseignement supérieur – publié le 15 octobre. Celui-ci, intitulé « Défendre et promouvoir la liberté académique », affirme que les libertés académiques sont en recul en France, comme partout dans le monde.
Plusieurs symptômes y sont évoqués : l’annulation de conférences « sur fond de polémiques et d’invocations de troubles à l’ordre public » ; l’augmentation des procédures-bâillons, ces procès abusifs destinés à faire taire les chercheurs ; des retraits de financements « au prétexte de contenus jugés sensibles ou polémiques ». Le tout créant un climat de peur, qui peut conduire les chercheurs à l’autocensure.
Mais c’est surtout l’ingérence de certaines personnalités politiques dans la vie universitaire pour dénoncer le travail des enseignants-chercheurs qui inquiète et contribue à enflammer les débats. Les 12 et 13 novembre, un colloque « Palestine et Europe », qui devait avoir lieu au Collège de France, l’une des plus prestigieuses institutions de recherche du pays, est annulé à la suite d’un courrier du ministre de l’Enseignement supérieur. Philippe Baptiste exprime alors son « profond désaccord avec l’angle retenu », craignant la dimension trop militante d’un colloque décrit par ses organisateurs comme « propalestinien, antisioniste et décolonial ».

15 %

La baisse du budget alloué à l’enseignement supérieur et à la recherche en France entre 2024 et 2025.

Face à cette intervention ministérielle, l’administrateur du Collège de France, Thomas Römer, décide de son annulation. De nombreux universitaires s’insurgent contre une décision jugée liberticide et voient l’intervention du ministre comme une pression directe contre leur indépendance. En réaction, une pétition est lancée par l’Association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine (Aurdip) et signée par près de 2 800 personnes.

Le premier syndicat de l’enseignement supérieur, le Snesup-FSU, s’indigne également de l’immiscion du ministre. Emmanuel de Lescure, secrétaire général du syndicat et maître de conférences en sciences de l’éducation, constate depuis quelques temps un recul des libertés académiques, c’est-à-dire de « la liberté d’enseigner, de rechercher et la liberté d’expression ».
« Il y a d’abord des atteintes “à bas bruit” », détaille-t-il. Une allusion à la baisse des financements alloués aux universités, qui précarise certains chercheurs. De 2024 à 2025, le budget alloué à l’enseignement supérieur et à la recherche en France a ainsi baissé de 15 %.
L’universitaire pointe aussi du doigt la surcharge administrative pesant sur les chercheurs : « Ils passent leur temps à remplir des fichiers Excel au lieu de faire de la recherche », déplore-t-il. Il regrette que les contenus des enseignements et des recherches soient de plus en plus « imposés nationalement », notamment par des contrats pluriannuels qui définissent des objectifs communs avec l’État.
Une autre partie de ces pressions concerne des « attaques idéologiques, venant d’associations, de groupuscules ou de lobbies ». Les tensions de la société s’invitent dans les amphithéâtres où certains points de vue sont jugés militants plutôt que scientifiques.

Le contrôle politique sur le discours universitaire se développe en France

Trois questions à Jérôme Heurtaux, maître de conférences en science politique à l’université Paris-Dauphine. Il a dirigé l’ouvrage Pensées Captives. Répression et défense des libertés académiques en Europe Centrale et orientale, Codex, 2024. © Centre universitaire d’enseignement du journalisme

Une ingérence politique croissante

« Il y a eu une aggravation très nette de l’intervention du politique à partir du 7 octobre 2023 », confirme Danielle Joly, professeure émérite en sociologie. Le conflit à Gaza, par son caractère fortement clivant, a servi de catalyseur pour l’ingérence dans les universités en France, mais aussi dans le reste de l’Europe. Selon la sociologue, « les universitaires, en raison de leur indépendance, représentent une voix légitime qui peut s’opposer à l’État. Elle devient gênante quand elle va à l’encontre des idées dominantes. »

Les universitaires, en raison de leur indépendance, représentent une voix légitime qui peut s’opposer à l’État. Elle devient gênante quand elle va à l’encontre des idées dominantes.

Danielle Joly, professeure en sociologie

Elle mentionne en outre l’irruption de Gabriel Attal, alors premier ministre, dans un conseil d’administration à Sciences Po, en réaction à une manifestation pro-palestinienne de certains des étudiants de l’établissement. L’affaire, datant de mars 2024, a été vivement critiquée comme une atteinte flagrante à la libre gouvernance des universités.
Pour dénoncer et lutter contre ces ingérences insidieuses, des collectifs d’enseignants et de chercheurs se sont formés comme la Coordination antifasciste pour l’affirmation des libertés académiques et pédagogiques (Caalap), dont Danielle Joly fait partie. Créée fin 2023, elle vise à lutter contre les conséquences des « pressions de l’extrême droite » et de la « droitisation des directions politiques » qui musèlent les chercheurs.

Un dévoiement idéologique de la science

Si la liberté académique subit des attaques venues de l’extérieur de l’université, les débats font aussi rage à l’intérieur. Deux discours s’affrontent : une vision de l’université comme espace de dissension intellectuelle, de critique et de déconstruction des normes admises — très présente dans les sciences humaines et sociales — et les détracteurs de cette vision, qui s’insurgent contre le « wokisme », un terme utilisé par la droite pour disqualifier des savoirs jugés idéologiquement situés à gauche.

Rachele Borghi est maîtresse de conférences en géographie sociale et culturelle à Sorbonne Université. Son domaine, les études postcoloniales queers et féministes, est précisément l’un de ceux qui subissent des attaques. « Activiste transféministe décoloniale » revendiquée, elle estime que les libertés académiques sont instrumentalisées pour « maintenir les privilèges, les discours dominants et la ligne du gouvernement ». Elle affirme avoir reçu un coup de fil d’intimidation de la part du président de l’université lors de son recrutement, pour lui signifier qu’elle n’était pas la bienvenue.

femme en jaune

Rachele Borghi, maîtresse de conférences en géographie sociale et culturelle, est l’organisatrice de cette journée de colloque. © Carol Burel

À l’autre bout du spectre, Xavier-Laurent Salvador, maître de conférence en littérature médiévale à Sorbonne-Paris-Nord, met en cause des chercheurs « wokes » qui, selon lui, opèrent « un dévoiement idéologique de la science ». Au fil des chapitres de l’ouvrage qu’il a codirigé Face à l’obscurantisme woke (PUF), s’établit la critique d’une « pseudo-science militante » ciblant notamment les études de genre, décoloniales ou encore l’écoféminisme.
Xavier-Laurent Salvador estime que les subventions européennes auraient tendance à favoriser ce type de recherches sous couvert de « diversité, équité et inclusion ». Les chercheurs seraient donc incités à prendre en compte ces enjeux dans leurs travaux pour s’assurer d’être financés. L’intégration du genre dans les projets de recherche est effectivement appréciée comme un critère d’évaluation de « l’Excellence » dans le programme de financement AMSC (Actions Marie Sklodowska-Curie) proposé par Horizon Europe.
« Je suis chercheur en langue et littérature du Moyen Âge, j’ai consacré ma vie aux traductions de la Bible médiévale. Aujourd’hui, pour financer ce type de recherche, c’est devenu plus compliqué », affirme l’universitaire.

Faire de l’université un enjeu politique

Tout comme les qualifications d’« islamo-gauchisme », le terme « wokisme » semble être un épouvantail politique utilisé pour disqualifier des savoirs et des chercheurs.
« Ceux qui pourfendent le wokisme font des raccourcis politiques, ils le voient partout », affirme Jérôme Heurtaux, maître de conférences en sciences politiques et membre de l’Observatoire des libertés académiques. Le chercheur explique que l’impression d’une prolifération de travaux sur ces sujets s’explique avant tout par le fait que la France traverse une période de réinterrogation collective de son propre passé. « En réalité, les études dans ce domaine sont peu nombreuses par rapport à l’ensemble des travaux de recherche sur une période plus large. »
Derrière cette bataille idéologique, certains, comme Xavier Laurent Salvador, voient le signe d’une « confrontation des idées vivaces » ou d’une correctio fraterna (correction fraternelle, en français) entre chercheurs, chère à l’esprit de contradiction à la française. Mais d’autres, plus inquiets, redoutent un danger réel contre la liberté académique et souhaitent s’en prémunir.
Dans « Défendre et promouvoir la liberté académique », le rapport commandé par France Universités, 65 propositions ont été formulées pour améliorer la protection des droits et de l’indépendance des chercheurs dans le monde universitaire.

Parmi elles, la protection fonctionnelle systématique des universitaires attaqués en raison de leurs recherches ; le renforcement des sanctions contre les procédures-bâillons ; ainsi que la promotion de la liberté académique auprès du grand public. Il est également question de constitutionnaliser la liberté académique afin de limiter les atteintes potentielles de nouvelles législations contre l’indépendance des chercheurs.

CAROL BUREL

À Paris (France)