Catégorie : Environnement

  • En France, le lynx vu d’un mauvais œil

    À la frontière franco-allemande se joue l’avenir du lynx dans les Vosges. Dix ans après le dernier projet de réintroduction du félin dans la forêt allemande du Palatinat, le travail d’acceptation se poursuit côté français.

    Élodie Niclass et Elsa Rancel

    Le 18 octobre 2024, un jeune lynx est frappé à coups de pelle et succombe à ses blessures. Le félin s’était réfugié dans un poulailler de Niederbronn-les-Bains (Bas-Rhin), village à la lisière de la forêt des Vosges, passant pour un temps inaperçu aux yeux de la propriétaire des lieux. Jusqu’à ce qu’elle le remarque, le confonde avec un chat sauvage et le frappe. Relayé par les médias locaux, ce fait divers rare illustre la difficile acceptation du prédateur par la France. Et ce, dix ans après le dernier projet de réintroduction dont il a fait l’objet, à quelques kilomètres de là, dans la forêt allemande du Palatinat.

    Car si le lynx ne connaît pas de frontière et traverse, logiquement, la forêt en long et en large, il est plus craint et moins bien accepté en France qu’en Allemagne. In fine, le bilan de sa réintroduction est en demi-teinte.

    L’opération commence en 2015 : les Français·es voient arriver sur leur territoire des lynx réintroduits initialement dans la forêt allemande du Palatinat. Ce sont les conséquences attendues du projet Life, porté par la Fondation pour la nature et l’environnement de Rhénanie-Palatinat, qui a permis de réintroduire une vingtaine de ces prédateurs d’origine slovaque ou suisse. 

    « Traquer le lynx, ce n’est pas le protéger. »

    Claude Kurtz, président de l’association SOS Faucon pèlerin Lynx

    Sans ce programme, qui s’est étalé jusqu’en 2021, le prédateur aurait eu un destin funeste dans les Vosges. En 2012, il ne restait qu’une dizaine de lynx dans l’entièreté du massif. Les associations se sont alarmées du risque d’extinction de cette espèce protégée, en proie à une mortalité élevée. Sandrine Farny, chargée de l’animation du plan régional d’action en faveur du lynx dans les Vosges, évoque en premier lieu « les collisions sur routes ou voies ferrées » mais aussi « les tirs illégaux », qui restent difficilement dénombrables.

    Le climat de suspicion à l’encontre du félin perdure, ce qui rend sa réintroduction délicate. En outre, même dix ans après le début de l’initiative Life, sa présence reste difficile à estimer. Un réseau de « pièges photographiques » situés de chaque côté de la frontière permet à l’Office français de la biodiversité (OFB) d’établir des aires de présence, mais la localisation exacte des lynx n’est pas partagée. Les appareils fixés sur des arbres se déclenchent à chaque mouvement, pas uniquement pour les lynx.

    Le président de l’association SOS Faucon pèlerin Lynx, Claude Kurtz, vérifie ses 72 pièges photo en moyenne une fois tous les quinze jours. © Elsa Rancel

    « Traquer le lynx, ce n’est pas le protéger », explique Claude Kurtz, président de l’association SOS Faucon pèlerin Lynx qui a pour mission l’étude et la protection des espèces présentes dans les Vosges. Celui-ci a la charge de 72 pièges photo dans les Vosges du Nord. Ses appareils lui permettent de suivre environ six individus identifiés. Liam, Filou, Rachel… Il les reconnaît grâce à leur pelage, sorte de carte d’identité unique des lynx.

    Certains félins ont établi leur territoire à cheval entre l’Allemagne et la France, c’est pourquoi les deux nations échangent régulièrement leurs données. Cette coopération transfrontalière est nécessaire pour établir précisément les lieux de présence du lynx, mais aussi pour communiquer sur les enjeux de sa réintroduction. Ces discussions entre scientifiques et acteur·ices locaux·les concerné·es avaient d’ailleurs manqué lors du premier projet de réintroduction, qui a eu lieu en France entre 1983 et 1993.

    Des points de blocage

    Le défi demeure de faire accepter le lynx aux différent·es acteur·ices français·es de la forêt et des villages environnants. On revient de loin. En 2016, les syndicats des éleveurs d’ovins de Moselle et du Bas-Rhin avaient souligné leur « opposition » à une réintroduction en France tandis que les éleveur·ses allemand·es, elles et eux, adhéraient sans difficulté au projet. « C’était le résultat d’un long travail de concertation en amont. Pendant des années, il y a eu des réunions d’information. On leur avait bien expliqué les choses. Côté français, ce n’était pas le cas », explique l’écologue Christelle Scheid.

    Trois « parlements du lynx » ont alors été créés dans le cadre du programme Life, un côté allemand, un côté français et un dernier transfrontalier. Plusieurs fois dans l’année, les différentes personnes concernées se retrouvaient afin d’exprimer leurs doutes et communiquer leurs besoins, favorisant une forme de diplomatie autour du lynx entre les deux pays. « Les acteurs allemands et français pouvaient confronter leurs points de vue parfois différents. C’était important de faire ce travail de cohésion entre Français et Allemands car le lynx, lui, ne connaît pas les frontières », poursuit l’écologue, membre du parlement du lynx en charge du travail d’information pour le projet côté français.

    La difficile pérennité du lynx à la frontière

    Dix ans après, certaines inquiétudes sont toujours d’actualité. « En cas d’attaque, que ce soit par le lynx ou le loup, il y a énormément de stress causé sur les animaux et sur l’éleveur », affirme l’actuelle présidente du syndicat des éleveurs d’ovins du Bas-Rhin, Virginie Ebner. L’année dernière, elle a recensé deux attaques sur des troupeaux, où la piste du lynx n’était pas écartée. Cette espèce protégée n’attaque pourtant pas fréquemment les ovins, sa proie de prédilection restant le chevreuil. Dans les cas où un mouton ou une brebis est tuée par le grand prédateur, les éleveur·ses ont droit à une indemnisation allant de 77 à 950 euros.

    Une espèce empreinte d’idées reçues

    Outre les éleveur·ses, les parlements ont intégré des représentant·es des associations de chasse de part et d’autre de la frontière. « L’association de chasse allemande était plutôt proactive et a soutenu l’arrivée du lynx. Les chasseurs français, eux, n’étaient pas complètement réticents mais seulement si la réintroduction se faisait de manière naturelle, et non artificielle », explique Jochen Krebühl, le directeur de la Fondation pour la nature et l’environnement de Rhénanie-Palatinat qui a porté le programme Life. Autrement dit, les chasseur·ses français·es acceptaient que le lynx traverse la frontière, mais s’opposaient à un programme de réintroduction sur le territoire français.

    « Désormais, certains chasseurs participent activement à son suivi et la présence du lynx est plutôt bien entrée dans nos mœurs », assure Nicolas Braconnier, qui siégeait au parlement comme représentant des chasseurs du Bas-Rhin.

    Le réseau de pièges photo est la principale manière de détecter la présence du lynx. © Elsa Rancel

    Mais le lynx continue de souffrir d’idées reçues le mettant en péril. Classé comme « grand prédateur », ce félin est associé à la destruction du gibier. « Dans l’imaginaire collectif, c’est un animal qui tue, qui est dangereux. C’est faux », dément la chargée de l’animation du réseau loup-lynx à l’OFB, Marie-Laure Schwoerer.

    Le manque de femelles freine la reproduction de l’espèce dans les Vosges du Nord. Se pose alors la question de la nécessité de relâcher de nouveaux lynx. « On peut considérer le projet Life comme un succès. Mais en 2025, on a l’impression qu’il y a une diminution des effectifs. On se demande si on ne devrait pas relâcher d’autres individus pour que la dynamique positive reprenne », observe Christelle Scheid. Les protecteur·ices de l’espèce s’inquiètent aussi d’un manque de diversité génétique. « Si on ne fait rien, il n’y aura plus de lynx dans 30 ans. Il faut un gros projet, un vrai projet », s’insurge Claude Kurtz. Les expert·es penchent en faveur de l’introduction d’espèces venant de pays variés pour assurer leur pérennité dans le massif des Vosges, et ainsi aller au bout d’un projet de repeuplement ambitieux.