Ouverte depuis 1992, la frontière entre la France et l’Allemagne a été fermée à cause de la pandémie de Covid, de mars à juin 2020. Cinq ans après, les habitant·es transfrontalier·es, encore marqué·es par cette période, ont pris conscience de sa fragilité.
En ce premier lundi de printemps, les piéton·nes et cyclistes défilent sur la passerelle Mimram, qui fait le lien entre les parties kehloise et strasbourgeoise du jardin des Deux Rives. Présente dans le paysage depuis plus de vingt ans, elle a fait disparaître la frontière franco-allemande pour les habitant·es… jusqu’à la pandémie de Covid.
Cinq ans plus tard, les yeux rivés sur le Rhin, Peter Cleiß se souvient de la fermeture de la frontière en mars 2020. Le nombre de cas monte en flèche en France, l’Alsace est l’un des principaux foyers de l’épidémie et l’Allemagne a peur que ça flambe aussi chez elle. Le 16 mars 2020, le Bundestag annonce, sans prévenir les élu·es locales·aux, fermer les frontières avec la France. Depuis, la relation entre les deux pays n’est plus la même selon l’ancien directeur de lycée allemand. « Avant, on était des Kehlois et des Strasbourgeois, la nationalité derrière n’avait pas d’importance. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on est davantage des Allemands et des Français. Beaucoup de vieux ressentiments sont ressortis. »
« Ils me demandaient ce qu’une Française faisait là, me disaient que j’allais leur ramener le virus. »
Fabienne Helffrich, travailleuse transfrontalière
À une soixantaine de kilomètres, dans le nord de l’Alsace, seul un pont sépare le village de Scheibenhard (Bas-Rhin) de son homologue allemand, Scheibenhardt (Rhénanie-Palatinat). De mars à juin 2020, des barrières reliées par des rubans rouges et blancs empêchent la circulation. « On s’est réveillés un matin et on ne pouvait plus passer. Aucun des deux maires n’a été prévenu de l’installation de ce barrage à la frontière. On a été choqués », se rappelle Gérard Helffrich, maire de ce village frontalier de 875 habitants depuis mai 2020.
Assise à ses côtés, son épouse Fabienne Helffrich sort son classeur de fiches de paie. Le ruban rouge « Polizei-Absperrung », noué autour des anneaux, lui rappelle les longues attentes à la frontière pour atteindre la boucherie allemande dans laquelle elle exerce depuis 35 ans. « Une fois, au début de la fermeture, je suis partie à 5 h 30 de chez moi et à 8 h 20, je n’avais toujours pas passé le contrôle, raconte-t-elle. D’habitude je mets vingt minutes. » Validité du test antigénique, carte d’identité et même contrôle technique, certains douaniers passent tout à la loupe. « Ils vérifiaient même ce qui n’avait rien à voir avec le Covid. »
Présence parfois indésirable
Une fois arrivée dans la boutique à Hagenbach (Rhénanie-Palatinat), Fabienne Helffrich continue son travail comme avant, ou presque. Sa présence au comptoir dérange quelques client·es. « Ils me demandaient ce qu’une Française faisait là, me disaient que j’allais leur ramener le virus. » Son patron et ses collègues l’ont tout de suite soutenue. Cinq ans après, ces mêmes client·es viennent toujours dans le magasin, comme si de rien n’était. « Je fais comme eux, je n’aime pas ressasser. »
Patrick Lampin, lui, n’a pas oublié. Pendant quarante-neuf ans, il a travaillé dans l’entreprise allemande Siemens. Le soir du 15 mars, une fois arrivé chez lui, il reçoit un mail de sa direction, « Sie dürfen den deutschen Boden nicht betreten [vous n’avez pas le droit de venir sur le sol allemand, ndlr] ». Un message froid et sans explication qui l’a marqué. « Je trouvais ça inadmissible, confie le désormais retraité. Après quarante ans de boîte, qu’on nous traite comme des mal lavés, “rentre chez toi, t’as plus besoin de venir”, ça laisse un peu de rancœur. »
Après la réouverture des frontières, en juin 2020, il se rend au drive du magasin Globus. Sur le parking, un couple allemand l’insulte à plusieurs reprises. « Je me suis dit, si ça continue ça va tourner au vinaigre. » Les deux hommes sortent respectivement de leur voiture. Le ton monte. « Il m’a dit que si je me permettais encore une remarque, il allait me rouster. » Patrick Lampin rentre dans le magasin avant que ça ne dégénère. « La caissière était désolée. Elle m’a dit que ça arrivait une ou deux fois par jour. »
« La frontière définit la ligne du conflit»
«Quand il y a une crise, on a tendance à chercher un coupable, explique Birte Wassenberg, professeure d’université en histoire contemporaine à l’IEP de Strasbourg, qui a travaillé sur les enjeux autour de la frontière franco-allemande pendant le Covid. Pour les Allemands, je pense que c’était la peur de la pandémie, parce qu’en Alsace, c’était là où il y avait le foyer épidémique.»
La décision allemande a aussi été à l’origine d’actes de xénophobie du côté français. Le maire de Lauterbourg de l’époque, Jean-Michel Fetsch, décédé depuis, a été condamné pour incitation à la haine à la suite d’un post sur Facebook dans lequel il avait fait un rapprochement entre la décision allemande de fermer les frontières et les nazis.
« Les vendeuses appelaient les flics pour qu’ils mettent des amendes aux Français. »
Patrick Lampin, habitant de Scheibenhard, près de la frontière franco-allemande
À l’inverse, des personnes attachées à une bonne entente franco-allemande ont initié un contre-mouvement. « Des parties de la population se sont révoltées contre ces réactions, explique Birte Wassenger. Dans certains magasins à Kehl, on trouvait des affiches : “Vous êtes les bienvenus les Français, revenez”. »
Peter Cleiß, 72 ans, a toujours été de ceux-là. Lorsqu’il était petit, certains enfants alsaciens ne voulaient pas jouer avec lui parce qu’il était allemand. « J’ai toujours détesté la frontière. Ce n’est pas une protection, c’est l’inverse. Elle définit la ligne du conflit. »
En 2020, la fermeture de la frontière est un nouvel électrochoc. Il cherche rapidement un moyen de montrer son opposition à cette décision. Dès le mois de mai, il organise avec un collègue français, Jacques Schmitt, trois rassemblements de chaque côté du Rhin. Une centaine de personnes ouvrent sur chaque rive des parapluies, symbole de protection contre tous les maux en Allemagne.
Aujourd’hui, tout est revenu à la normale, ou presque. Patrick Lampin ne va plus faire ses courses au centre commercial Penny, à Berg (Rhénanie-Palatinat), alors qu’il s’y rendait auparavant au quotidien. En cause : l’attitude du personnel. «Les vendeuses appelaient les flics pour qu’ils mettent des amendes aux Français. »
Pour la majorité des habitant·es transfrontalier·es, pouvoir retourner librement en Allemagne a été un vrai soulagement. Au-delà des problèmes pendant le confinement, elles et ils ont pris conscience de la fragilité de la frontière et de la chance de la voir ouverte.
Des traces indélébiles
Depuis 2022, la vie transfrontalière a d’ailleurs repris entre les deux villages de Scheibenhard. « Fête du pont », vœux municipaux en commun, concerts transfrontaliers, ces événements rythment de nouveau l’agenda des deux communes. Du côté français comme allemand, mairies et habitant·es sont d’accord : cela ne peut plus arriver. Pour autant, « il y a toujours cette crainte de revenir en arrière. On s’est rendus compte qu’il y avait toujours des personnes qui avaient cette haine revenue de l’après-guerre, dit Gérard Helffrich, avec précaution. Ça a peut-être cassé quelque chose ou terni l’image transfrontalière. »
Peter Cleiß va plus loin : « Moi je ne suis pas sûr qu’on peut dire qu’on a ici une situation où il n’y aura plus jamais une guerre (…) Il faut qu’on arrive à réveiller l’amitié franco-allemande pour garder une Europe unie. »