Contrôles à la frontière : l’Allemagne tord le droit européen

Rétablis par le gouvernement allemand en septembre 2024 après les attentats de Solingen, les contrôles à la frontière allemande sont contestés à l’intérieur du pays et au sein de l’espace Schengen qu’ils menacent.

François Bertrand et Adèle Pétret

Sur le quai du tramway, à l’arrêt « Kehl Bahnhof », les passager·es venu·es de Strasbourg sont accueilli·es par une dizaine de policier·es allemand·es. Ce mercredi de la mi-mars, les agents contrôlent l’identité de huit hommes sortant d’une même rame, dont six sont des personnes racisées. Reconnaissables à leur uniforme bleu, les agents de la Bundespolizei, la police fédérale allemande, multiplient les opérations de ce type à la frontière entre les deux villes, séparées par le Rhin.

C’est le résultat d’une décision prise le 16 septembre 2024 par le ministère de l’Intérieur allemand, dans le but de contrôler le nombre d’entrées non autorisées sur le territoire allemand. « Nous prenons des mesures concrètes pour renforcer notre sécurité intérieure et nous adoptons une ligne dure à l’égard de l’immigration clandestine », justifiait dans un communiqué la ministre allemande de l’Intérieur Nancy Faeser, après les attentats de Solingen (Rhénanie-du-Nord). Fin août 2024, un ressortissant syrien avait poignardé des passants et tué trois personnes lors des célébrations de l’anniversaire de la ville. En février 2025, le chancelier allemand Olaf Scholz a prolongé cette mesure initialement prise pour six mois jusqu’à septembre prochain au motif, de nouveau, de la lutte contre « de graves menaces pour la sécurité et l’ordre publics causées par la forte migration irrégulière et l’arrivée de migrants, ainsi que la pression exercée sur le système d’accueil des demandeurs d’asile ».

Des refoulements en augmentation

En principe pourtant, les contrôles aux frontières intérieures sont proscrits au sein de l’espace Schengen, qui garantit la libre circulation des personnes entre 29 États membres. Une exception demeure : les menaces à l’ordre public ou à la sécurité, permettant aux États membres de réintroduire des contrôles aux frontières nationales, par exemple lors de l’organisation de grands évènements comme le G7 ou les Jeux olympiques. Limitées à six mois, ces mesures doivent être motivées par une nouvelle raison pour être prolongées jusqu’à trois ans maximum.

Depuis leur instauration à la frontière franco-allemande, les autorités allemandes ont enregistré 2 710 entrées non autorisées. Sur la totalité de l’année 2023, elles en ont comptabilisé 4 000. En augmentation à mi-parcours, ces chiffres communiqués par la police d’Offenbourg (Bade-Wurtemberg), près de Kehl, sont à prendre avec précaution tempère Ravenna Sohst, membre du groupe de réflexion Migration Policy Institute. « Il s’agit du nombre d’interactions et non du nombre de personnes. Un individu peut être compté deux, trois ou quatre fois. » 

230 000

Le nombre de demandes d’asile recueillies par l’Allemagne en 2024

Pour Anja Bartel, co-directrice de l’association allemande Flüchtlingsrat, qui accompagne les réfugié·es dans leurs démarches administratives, l’intensification des contrôles à la frontière n’est pas gage d’une diminution des entrées de réfugié·es : « Après avoir été refoulée, une personne peut toujours traverser la frontière à un autre moment, juge celle qui est aussi sociologue. C’est impossible de fermer hermétiquement une frontière. » 

Depuis 2015 et la volonté de l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel d’ouvrir les frontières aux réfugié·es dans un contexte de « crise migratoire », l’Allemagne est le pays qui enregistre le plus de demandes d’asile en Europe. En 2024, elle en a accueilli près de 230 000 d’après les données d’Eurostat, loin devant la France, qui en avait répertorié deux fois moins. Sur fond de montée de l’extrême droite dans le pays, avec le score historique de l’AfD aux élections fédérales de février, le gouvernement allemand a fait volte-face. Aujourd’hui, toutes les frontières limitrophes au territoire allemand font l’objet de contrôles. Même la frontière franco-allemande, qui n’est pourtant pas une route migratoire très empruntée.

« C’est une politique de symbole. »

Anja Bartel, co-directrice de l’association allemande d’aide aux réfugiés Flüchtlingsrat

« C’est une politique de symbole. Il faut montrer aux électeurs que quelque chose se passe », analyse Anja Bartel. Cette politique pourrait cependant avoir des effets néfastes sur les droits fondamentaux des personnes réfugiées. À l’annonce de la mesure, l’Autriche a par exemple prévenu qu’elle « n’accepterait pas les personnes refoulées d’Allemagne », comme l’a affirmé le ministre autrichien de l’Intérieur Gerhard Karner au Frankfurter Allgemeine Zeitung. « Les personnes migrantes et réfugiées se retrouvent dans des limbes, elles ne savent pas où aller. En fin de compte, ce sont elles qui souffrent, elles dont on ne parle pas », s’insurge Clara Bünger, porte-parole du parti de gauche radicale Die Linke. « Elles se retrouvent dans une situation extrêmement vulnérable, renchérit Ravenna Sohst. Les trajets coûtent plus cher et il y a une grande dépendance aux passeurs. »

Des demandes d’asile empêchées

De plus, certaines ONG et associations d’aide aux réfugié·es pointent l’illégalité des contrôles à la frontière. Selon elles, les forces de police allemandes empêcheraient des personnes de déposer une demande d’asile, ce qui est contraire à la Convention de Genève de 1951. « Certaines personnes venant de Syrie ou d’Afghanistan entrent dans la case “réfugié”. Mais, lors de la confrontation avec la police, elles vont expliquer qu’elles rejoignent des membres de leur famille ou qu’elles veulent travailler en Allemagne », explique Anja Bartel. Or ces motifs ne leur permettent pas de faire valoir une demande d’asile. « Et la police fédérale ne va pas forcément poser la question », dénonce la co-directrice de Flüchtlingsrat.

En septembre 2024, le quotidien allemand Der Spiegel dévoilait l’existence de formulaires destinés aux personnes souhaitant entrer sur le territoire allemand. Parmi les raisons proposées pour justifier de sa venue, le témoignage policier relayé par Der Spiegel liste la visite d’un proche ou d’une connaissance, un voyage touristique, un voyage d’affaires ou un nouveau travail. Mais aucune trace de demande d’asile. 

Fin février, le gouvernement allemand a décidé de prolonger les contrôles aux frontières pour six mois. © Adèle Pétret

Le 17 mars 2025, le tribunal administratif de Munich (Bavière) a jugé illégal un contrôle à la frontière germano-autrichienne. Un ressortissant autrichien avait porté plainte trois ans plus tôt après avoir été verbalisé pour un refus d’obtempérer lors de la procédure. « L’instauration de contrôles aux frontières est contraire au code frontières Schengen et porte atteinte à sa liberté de circulation en vertu du droit européen », justifie le tribunal dans un communiqué daté du 18 mars 2025. « La nouvelle prolongation de six mois, au printemps 2022, des contrôles déjà introduits en 2019 n’a pas été suffisamment justifiée auprès de l’Union européenne par une nouvelle situation de fait », peut-on également y lire.

Climat d’impunité

Même si cette décision fait jurisprudence, elle n’a eu aucun impact sur la politique anti-immigration menée par l’Allemagne. « La Commission européenne ne prend pas de décision et n’utilise pas les outils dont elle dispose pour sanctionner les États qui ne respectent pas cette procédure. Et le fait que le Parlement et la Commission penchent plutôt à droite n’arrange pas les choses », analyse Wiebke Judith, juriste membre de l’ONG allemande d’aide aux réfugié·es Pro Asyl. Autorisés à saisir la Cour de justice de l’Union européenne, les États membres restent, eux aussi, sans réaction. « Ils sont plutôt réticents à porter plainte contre un autre État membre pour des questions diplomatiques », constate la juriste.

Friedrich Merz, successeur d’Olaf Scholz au poste de chancelier, compte profiter de cette absence de sanctions européennes. Le chef du parti conservateur CDU a indiqué en janvier vouloir rétablir de manière permanente les contrôles aux frontières et refouler sans distinction tous les arrivant·es en situation irrégulière, y compris les demandeur·ses d’asile. « Le plus grand pays de l’Union européenne violerait ouvertement le droit européen comme seul Viktor Orbán l’a fait auparavant », critiquait Olaf Scholz, chancelier sortant, lors d’une déclaration gouvernementale devant les députés. « L’ Autriche et la Pologne ont déjà annoncé que si l’Allemagne venait à refuser des demandes d’asile, eux le feraient aussi. On se retrouverait avec un effet domino, où toutes les frontières se fermeraient », alerte Ravenna Sohst. En 2024, huit des 29 États membres de l’espace Schengen ont rétabli des contrôles à leurs frontières de manière temporaire.