Cannabis : malgré la légalisation, pas d’eldorado allemand à l’horizon

Un an après la légalisation du cannabis en Allemagne, les autorités n’ont pas observé de hausse du trafic de stupéfiants transfrontalier. Toutefois, l’explosion des prescriptions de cannabis médical laisse planer le doute sur un potentiel marché parallèle.

Liza Hervy-Marquer et Ismérie Vergne

« Les Strasbourgeois vont tous venir ici pour être tranquilles », estimait un Français de passage à Kehl (Bade-Wurtemberg) à 20 minutes le 18 août 2023. « Nous sommes pris d’assaut », racontait un commerçant kehlois au Parisien le 4 avril 2024. « Le contrôle va être très très compliqué parce que le pont de Kehl a énormément de passage », anticipait le secrétaire bas-rhinois d’un syndicat de police à France Bleu Alsace le 11 octobre 2023.

Au moment où l’Allemagne légalisait partiellement le cannabis récréatif, le 1er avril 2024, les inquiétudes étaient nombreuses de part et d’autre de la frontière quant aux effets de cette politique sur la France, qui conserve un cadre répressif en la matière. Côté allemand, le nouveau cadre législatif a rendu possible la possession et la consommation de cannabis chez soi, où l’on peut cultiver jusqu’à trois plants, ou en adhérant à un Cannabis Social Club, association limitée à 500 membres encadrant la culture collective. Dans les deux cas, il faut être majeur·e et domicilié·e en Allemagne depuis plus de six mois.

Mais, un an après, le Centre de coopération policière et douanière de Kehl ne constate « aucun impact des deux côtés de la frontière, malgré les fortes inquiétudes du début », résume Alain Winter, coordinateur français du Centre.

« Il n’y a pas de ‘tourisme du cannabis’ »

« On n’avait pas forcément en tête que les Allemands allaient légaliser d’un coup. On a été surpris », se remémore Maxence Creusat, chef de la police de Forbach. L’agglomération mosellane, située à 11 kilomètres de Sarrebruck (Sarre), présente une dizaine de points de passage frontaliers particulièrement surveillés. Pendant les quatre premiers mois après l’adoption de la loi, la police de Forbach, en collaboration avec ses homologues allemands, a augmenté le nombre de contrôles routiers, passant de deux à quatre par semaine. « L’idée c’était d’être vigilants pour détecter d’éventuels changements dans le paysage criminel, voir si nous avions une augmentation du trafic de stupéfiants à la frontière, détaille-t-il. Et pour le moment, il n’y a pas plus de saisies ou de contrôles positifs. »

« À l’est du département, on a déjà une disponibilité de la drogue, ce qui fait qu’un consommateur n’a pas forcément un intérêt à aller en Allemagne »

Maxence Creusat, chef de la police de Forbach

Selon les autorités de Moselle, la légalisation n’a pas déclenché de « tourisme du cannabis ». « À l’est du département, on a déjà une disponibilité de la drogue, ce qui fait qu’un consommateur n’a pas forcément un intérêt à aller en Allemagne », analyse le commissaire. Toutefois, il arrive que certain·es résident·es allemand·es partagent la drogue qu’ils et elles achètent avec leurs ami·es français·es. C’est le cas de Jonas*, habitant de Constance (Bade-Wurtemberg), ville du sud de l’Allemagne. Habitué à se procurer du cannabis sur le marché noir depuis plus de 20 ans, le Constançois de 46 ans fait transiter de faibles quantités de cannabis lors de ses séjours en France pour l’offrir à ses proches. « Ils consomment aussi à côté, mais ils sont moins satisfaits de ce qu’ils trouvent en France », justifie le consommateur. En vingt ans, il dit ne s’être jamais fait contrôler, et ce, même lorsque le cannabis récréatif était illégal des deux côtés du Rhin.

Les sites de télémédecine : un accès facilité au cannabis

En revanche, les effets de la légalisation sont plus notoires sur le recours et la circulation de cannabis dit « thérapeutique », dont l’encadrement a également été assoupli par la loi allemande. « Désormais une ordonnance médicale “classique” suffit pour la prescription », détaille Arthur Lindon du Centre européen de la consommation. Auparavant, les ordonnances étaient davantage contrôlées, devaient être dressées par des médecins spécialisés et n’étaient valables que sept jours.

Ce changement législatif explique en partie la hausse significative de prescriptions. Entre mars et décembre 2024, elles ont augmenté de plus de 1000 %, selon un rapport de Bloomwell Group, une des plus grandes entreprises allemandes de cannabis. Des ordonnances qui peuvent être délivrées en quelques clics sur internet et pour moins de 20 euros. Dès avril 2024, les leaders allemands de sites de télémédecine, Doktor ABC et Dr. Ansay, ont élargi leur offre à cet ancien stupéfiant. Des plateformes naissantes, comme MedCanOneStop ou GreenMedical, en ont fait leur fonds de commerce.

Sur Reddit, un forum en ligne, plusieurs canaux de discussion sont dédiés à ces sites, comme Cannabis_Apotheken [pour pharmacies, ndlr], suivi par 18 000 personnes. Sur ce fil, se mêlent des conseils, actualités et classements des produits trouvés en pharmacie. En tête des sites recommandés par la page figure MedCanOneStop. En remplissant une fausse adresse allemande et des symptômes fictifs, nous avons été déclarées en quelques clics éligibles à une thérapie par cannabis, officiellement pour des « troubles anxieux ». Le tout sur la base du déclaratif et sans avoir rencontré le moindre médecin. De fait, les prescriptions privées (non prises en charge par les caisses d’assurance maladie) sont passées de 50 % à 80 % entre avril et juillet 2024, selon Christiane Neubaur, directrice générale de l’Association des pharmacies fournisseuses de cannabis, dans une interview accordée au Pharmazeutische Zeitung.

« À la pharmacie, il suffit juste de donner son nom »

« Le gros avantage, c’est qu’on peut tout choisir : la provenance, le taux de THC, les effets… Sur le marché noir, tu prends ce qu’il y a et c’est tout », expose Jonas qui se fournit désormais en cannabis médical et continue de le partager avec ses ami·es français·es. Alors que dans les Cannabis Social Clubs les quantités sont limitées à 25 grammes par jour et 50 grammes par mois, en pharmacie ces restrictions ne s’appliquent pas. « Il y a des moyens de tricher, admet Jonas. On peut multiplier les ordonnances sur plusieurs sites par exemple ». Obtenir une plus grande quantité de cannabis motive certain·es à trouver des moyens de le partager. « Je pourrais très bien laisser quelqu’un aller chercher le produit à ma place. Il suffit juste de donner son nom, pas sa carte d’identité. » Alors même que ce type de prescription n’est légalement accessible qu’aux résident·es allemand·es.

Ce cadre très peu contraignant, pouvant faciliter les abus, ne fait pas l’objet d’une surveillance particulière par les autorités frontalières que nous avons contactées. En Allemagne, un premier bilan policier est attendu à la mi-avril, ainsi qu’un rapport parlementaire à l’automne prochain, sur les conséquences observées de la légalisation partielle du cannabis en Allemagne.

*Le prénom a été modifié