Catégorie : Société

  • Baisse de l’apprentissage de l’allemand : fin de l’exception alsacienne ?

    Les nouvelles générations alsaciennes se détournent de l’allemand. Face à ce déclin, la Collectivité met en place des politiques éducatives pour inciter les jeunes à apprendre la langue du voisin, mais sans grand succès.

    Athénaïs Cornette

    En Alsace, les jeunes délaissent l’allemand. C’est ce que révèle un sondage commandé par la Collectivité européenne d’Alsace (CEA), qui réunit les conseils départementaux du Haut-Rhin et du Bas-Rhin. En 2022, seulement 32 % des Alsacien·nes âgé·es de 18 à 24 ans déclaraient maîtriser la langue de Goethe, contre 55 % des 45-54 ans et 74 % des plus de 65 ans. Face à cette régression, la CEA a proclamé 2025 « l’année du bilinguisme » et organise une série d’événements culturels et éducatifs destinés à promouvoir les langues germaniques. 

    Mais ces initiatives s’apparentent à du « saupoudrage » pour plusieurs universitaires, qui voient leurs classes d’étudiant·es se vider d’année en année et l’intérêt général pour la culture allemande s’amoindrir. « La baisse du niveau d’allemand est d’abord liée à la faible transmission de l’alsacien dans les foyers, et donc, à une diminution des compétences germanophones », analyse Claude Froehlicher, président d’Eltern Alsace, une association qui œuvre pour le développement de ces langues.

    La naissance de l’AbiBac

    Pendant des décennies, sous l’Empire puis sous l’Occupation allemande, les habitant·es du Bas-Rhin communiquaient en alsacien et employaient l’allemand dans les administrations et les écoles. « La population était alphabétisée en allemand, au même titre que les autres régions germanophones, explique Pascale Erhart, maîtresse de conférence en dialectologie alsacienne à l’Université de Strasbourg. C’était la langue de l’écrit. » Mais en 1945, la réintégration de l’Alsace à l’intérieur des frontières françaises a engendré une politique de francisation, précipitant le déclin des dialectes alémaniques. 

    Aurélie Le Née est professeure d’allemand à Strasbourg depuis 2019. © Athénaïs Cornette

    « C’était un choc, explique Pascale Erhart. Les gens ont milité pour réintégrer ces langues dans les programmes éducatifs et ça a fini par porter ses fruits. » En 1994, l’État a créé l’AbiBac, un double diplôme qui délivre le baccalauréat français et l’Abitur allemand. Strasbourg fait partie des trois premières villes à l’avoir proposé aux lycéens. Autre victoire : à partir de 1981, des cours d’allemand ont été dispensés dans les écoles primaires locales à titre dérogatoire, tandis que le reste de la France a attendu la réforme de 2002 pour autoriser l’enseignement des langues vivantes avant le collège.

    « J’ai suivi des cours jusqu’au bac mais je ne sais pas parler allemand »

    Quarante ans plus tard, les initiatives politiques pour encourager le plurilinguisme persistent et la région connaît des succès. « Avec le rectorat et l’Éducation nationale, la Collectivité verse des bourses aux étudiant·es qui préparent le Capes [concours pour enseigner dans les collèges et les lycées, ndlr] et finance les projets franco-allemands des classes du primaire et du secondaire, explique Marie-Laure Vraux, cheffe de projet bilinguisme à la CEA. Aujourd’hui, Strasbourg est la ville qui comporte le plus de lycées proposant une section AbiBac, d’après le ministère de l’Éducation, avec 18 établissements contre seulement trois à Paris. Et selon l’Académie de Strasbourg, 83,1 % des élèves de 6e de la ville étudient l’allemand, contre 14,6 % à l’échelle nationale.  

    Pourtant, à la sortie du lycée, peu d’entre eux poursuivent leur apprentissage. C’est notamment le cas d’Armand, 26 ans. Né à Strasbourg, il travaille aujourd’hui dans l’hôtellerie et a arrêté l’allemand après le lycée, comme l’intégralité de ses amis. « J’ai suivi des cours jusqu’au bac, mais je n’ai jamais su parler. J’ai mis tous mes efforts dans l’apprentissage de l’anglais, que j’utilise pour communiquer avec les client·es germanophones, on se comprend toujours très bien. » 

    Dans l’Académie de Strasbourg, plus de 80 % des élèves de 6e choisissent l’allemand. © Athénaïs Cornette

    Pour Pierre Klein, directeur de la Fédération Alsace Bilingue, si les élèves abandonnent l’allemand, c’est parce que les professeur·es de la région ne mettent pas suffisamment l’accent sur l’histoire régionale de la langue. Dans un communiqué publié en novembre 2023, il écrivait : « Qu’il s’agisse de l’école élémentaire, du collège, du lycée ou de l’université, l’allemand est largement enseigné en Alsace comme il l’est à Bordeaux ou à Périgueux, comme une langue hors sol ou étrangère. » 

    Une opinion partagée par Pascale Erhart : « Cela fait 40 ans qu’on ne fait pas le lien entre ce qui est parlé dans la région par une partie de la population, l’alsacien, et ce qui est enseigné à l’école, observe l’universitaire. Les gens ne savent plus pour quelles raisons ils apprennent l’allemand. » Autrement dit, les professeur·es se concentrent sur l’enseignement de la grammaire et négligent la dimension historique et culturelle de la langue, qui n’est pas uniquement celle du voisin.

    Les professeur·es d’allemand manquent à l’appel

    Aurélie Le Née, co-directrice du département d’études allemandes à l’Université de Strasbourg, a aussi observé la diminution du nombre d’étudiant·es dans son cursus. L’enseignante, qui forme au concours du Capes, s’est installée dans la capitale alsacienne en 2019. « Quand je suis arrivée, j’enseignais à trois classes, aujourd’hui je n’en ai plus qu’une seule », raconte-t-elle. Et les chiffres semblent aller dans son sens. D’après les données officielles du Capes, chaque année des postes d’enseignant·es restent vacants. En 2024 par exemple, pour 165 places disponibles, 109 candidats ont passé l’écrit du Capes et 75 ont été admis. 

    Un déficit qui s’explique notamment par des conditions de travail peu attractives. « Les classes d’allemand étant de moins en moins nombreuses, les professeur·es doivent souvent travailler dans plusieurs écoles, explique Aurélie Le Née. Cela entraîne un tas de complications : il faut se déplacer facilement, se sentir intégré dans différents établissements… »

    Par ailleurs, le risque d’être envoyé dans une autre région expose davantage l’Alsace au risque de pénurie de professeur·es. « À partir du moment où un étudiant réussit son Capes, peu importe sa matière, il peut être affecté aux quatre coins de la France, explique Sabine Ischia, chargée du développement du bilinguisme au sein de la Collectivité. La vision du ministère est qu’un enfant a le droit d’apprendre l’allemand, qu’il habite en Alsace ou ailleurs. »

    Mais le jeu des mutations pèse sur le lien spécial qu’entretient l’Alsace avec l’allemand. Lorsque les professeur·es ne sont pas lié·es à cette histoire régionale, la dimension historique et culturelle de la langue est davantage occultée par ces dernier·es.

  • Les séquelles du Covid sur le quotidien transfrontalier

    Ouverte depuis 1992, la frontière entre la France et l’Allemagne a été fermée à cause de la pandémie de Covid, de mars à juin 2020. Cinq ans après, les habitant·es transfrontalier·es, encore marqué·es par cette période, ont pris conscience de sa fragilité.

    Mélissa Le Roy et Louise Pointin

    En ce premier lundi de printemps, les piéton·nes et cyclistes défilent sur la passerelle Mimram, qui fait le lien entre les parties kehloise et strasbourgeoise du jardin des Deux Rives. Présente dans le paysage depuis plus de vingt ans, elle a fait disparaître la frontière franco-allemande pour les habitant·es… jusqu’à la pandémie de Covid.

    Cinq ans plus tard, les yeux rivés sur le Rhin, Peter Cleiß se souvient de la fermeture de la frontière en mars 2020. Le nombre de cas monte en flèche en France, l’Alsace est l’un des principaux foyers de l’épidémie et l’Allemagne a peur que ça flambe aussi chez elle. Le 16 mars 2020, le Bundestag annonce, sans prévenir les élu·es locales·aux, fermer les frontières avec la France. Depuis, la relation entre les deux pays n’est plus la même selon l’ancien directeur de lycée allemand. « Avant, on était des Kehlois et des Strasbourgeois, la nationalité derrière n’avait pas d’importance. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on est davantage des Allemands et des Français. Beaucoup de vieux ressentiments sont ressortis. »

    « Ils me demandaient ce qu’une Française faisait là, me disaient que j’allais leur ramener le virus»

    Fabienne Helffrich, travailleuse transfrontalière

    À une soixantaine de kilomètres, dans le nord de l’Alsace, seul un pont sépare le village de Scheibenhard (Bas-Rhin) de son homologue allemand, Scheibenhardt (Rhénanie-Palatinat). De mars à juin 2020, des barrières reliées par des rubans rouges et blancs empêchent la circulation. « On s’est réveillés un matin et on ne pouvait plus passer. Aucun des deux maires n’a été prévenu de l’installation de ce barrage à la frontière. On a été choqués », se rappelle Gérard Helffrich, maire de ce village frontalier de 875 habitants depuis mai 2020.

    Assise à ses côtés, son épouse Fabienne Helffrich sort son classeur de fiches de paie. Le ruban rouge « Polizei-Absperrung », noué autour des anneaux, lui rappelle les longues attentes à la frontière pour atteindre la boucherie allemande dans laquelle elle exerce depuis 35 ans. « Une fois, au début de la fermeture, je suis partie à 5 h 30 de chez moi et à 8 h 20, je n’avais toujours pas passé le contrôle, raconte-t-elle. D’habitude je mets vingt minutes. » Validité du test antigénique, carte d’identité et même contrôle technique, certains douaniers passent tout à la loupe. « Ils vérifiaient même ce qui n’avait rien à voir avec le Covid. » 

    Présence parfois indésirable

    Une fois arrivée dans la boutique à Hagenbach (Rhénanie-Palatinat), Fabienne Helffrich continue son travail comme avant, ou presque. Sa présence au comptoir dérange quelques client·es. « Ils me demandaient ce qu’une Française faisait là, me disaient que j’allais leur ramener le virus» Son patron et ses collègues l’ont tout de suite soutenue. Cinq ans après, ces mêmes client·es viennent toujours dans le magasin, comme si de rien n’était. « Je fais comme eux, je n’aime pas ressasser. »

    Fabienne Helffrich travaille dans une boucherie allemande à Hagenbach depuis 35 ans. © Mélissa Le Roy

    Patrick Lampin, lui, n’a pas oublié. Pendant quarante-neuf ans, il a travaillé dans l’entreprise allemande Siemens. Le soir du 15 mars, une fois arrivé chez lui, il reçoit un mail de sa direction, « Sie dürfen den deutschen Boden nicht betreten [vous n’avez pas le droit de venir sur le sol allemand, ndlr] ». Un message froid et sans explication qui l’a marqué. « Je trouvais ça inadmissible, confie le désormais retraité. Après quarante ans de boîte, qu’on nous traite comme des mal lavés, “rentre chez toi, t’as plus besoin de venir”, ça laisse un peu de rancœur. »

    Après la réouverture des frontières, en juin 2020, il se rend au drive du magasin Globus. Sur le parking, un couple allemand l’insulte à plusieurs reprises. « Je me suis dit, si ça continue ça va tourner au vinaigre. » Les deux hommes sortent respectivement de leur voiture. Le ton monte. « Il m’a dit que si je me permettais encore une remarque, il allait me rouster. » Patrick Lampin rentre dans le magasin avant que ça ne dégénère. « La caissière était désolée. Elle m’a dit que ça arrivait une ou deux fois par jour. »

    « La frontière définit la ligne du conflit »

    « Quand il y a une crise, on a tendance à chercher un coupable, explique Birte Wassenberg, professeure d’université en histoire contemporaine à l’IEP de Strasbourg, qui a travaillé sur les enjeux autour de la frontière franco-allemande pendant le Covid. Pour les Allemands, je pense que c’était la peur de la pandémie, parce qu’en Alsace, c’était là où il y avait le foyer épidémique. »

    La décision allemande a aussi été à l’origine d’actes de xénophobie du côté français. Le maire de Lauterbourg de l’époque, Jean-Michel Fetsch, décédé depuis, a été condamné pour incitation à la haine à la suite d’un post sur Facebook dans lequel il avait fait un rapprochement entre la décision allemande de fermer les frontières et les nazis.

    « Les vendeuses appelaient les flics pour qu’ils mettent des amendes aux Français. »

    Patrick Lampin, habitant de Scheibenhard, près de la frontière franco-allemande

    À l’inverse, des personnes attachées à une bonne entente franco-allemande ont initié un contre-mouvement. « Des parties de la population se sont révoltées contre ces réactions, explique Birte Wassenger. Dans certains magasins à Kehl, on trouvait des affiches : “Vous êtes les bienvenus les Français, revenez”. »

    Peter Cleiß, 72 ans, a toujours été de ceux-là. Lorsqu’il était petit, certains enfants alsaciens ne voulaient pas jouer avec lui parce qu’il était allemand. « J’ai toujours détesté la frontière. Ce n’est pas une protection, c’est l’inverse. Elle définit la ligne du conflit. »

    En 2020, la fermeture de la frontière est un nouvel électrochoc. Il cherche rapidement un moyen de montrer son opposition à cette décision. Dès le mois de mai, il organise avec un collègue français, Jacques Schmitt, trois rassemblements de chaque côté du Rhin. Une centaine de personnes ouvrent sur chaque rive des parapluies, symbole de protection contre tous les maux en Allemagne.  

    En 2020, des centaines de personnes ont ouvert leurs parapluies pour s’opposer à la fermeture des frontières. © DR

    Aujourd’hui, tout est revenu à la normale, ou presque. Patrick Lampin ne va plus faire ses courses au centre commercial Penny, à Berg (Rhénanie-Palatinat), alors qu’il s’y rendait auparavant au quotidien. En cause : l’attitude du personnel. « Les vendeuses appelaient les flics pour qu’ils mettent des amendes aux Français. »

    Pour la majorité des habitant·es transfrontalier·es, pouvoir retourner librement en Allemagne a été un vrai soulagement. Au-delà des problèmes pendant le confinement, elles et ils ont pris conscience de la fragilité de la frontière et de la chance de la voir ouverte. 

    Des traces indélébiles

    Depuis 2022, la vie transfrontalière a d’ailleurs repris entre les deux villages de Scheibenhard. « Fête du pont », vœux municipaux en commun, concerts transfrontaliers, ces événements rythment de nouveau l’agenda des deux communes. Du côté français comme allemand, mairies et habitant·es sont d’accord : cela ne peut plus arriver. Pour autant, « il y a toujours cette crainte de revenir en arrière. On s’est rendus compte qu’il y avait toujours des personnes qui avaient cette haine revenue de l’après-guerre, dit Gérard Helffrich, avec précaution. Ça a peut-être cassé quelque chose ou terni l’image transfrontalière. »

    Peter Cleiß s’est toujours engagé pour l’amitié franco-allemande. © Mélissa Le Roy

    Peter Cleiß va plus loin : « Moi je ne suis pas sûr qu’on peut dire qu’on a ici une situation où il n’y aura plus jamais une guerre (…) Il faut qu’on arrive à réveiller l’amitié franco-allemande pour garder une Europe unie. » 

  • Pour les couples franco-étrangers, le climat se durcit

    Au nom d’une lutte contre les mariages frauduleux, dits « blancs » ou « gris », le dispositif de contrôle autour des mariages franco-étrangers s’est renforcé. Pour ces couples, prouver la sincérité de leur union est un long combat.

    Kenza Lalouni

    Yasmine* a beaucoup de mal à s’en remettre. En octobre 2023, la trentenaire algérienne, en couple avec un Français, a essuyé une opposition à mariage du tribunal judiciaire. Suite à des auditions à la mairie, il a été conclu que leur union n’était pas sincère, mais frauduleuse, plus précisément « grise ». Yasmine duperait son compagnon, Samir*, pour pouvoir séjourner légalement en France. Leur cas n’est pas isolé. Des associations, comme Les Amoureux au ban public, accompagnent de nombreux couples qui rencontrent des obstacles dans leur parcours administratif et juridique. 

    Si le mariage est une liberté fondamentale garantie par la Constitution française, la procédure s’avère longue et complexe lorsqu’un·e Français·e se marie avec un·e étranger·e, a fortiori en provenance de pays considérés comme « d’immigration » vers la France. Le couple peut être auditionné par un officier d’état civil au sujet de sa rencontre et de sa vie quotidienne. L’objectif ? Déterminer si le mariage est sincère et non « blanc », c’est-à-dire contracté dans le but d’obtenir un titre de séjour souvent contre de l’argent pour l’époux·se français·e, ou « gris », situation où le ou la conjoint·e étranger·e trompe un·e Français·e sur ses sentiments pour être régularisé·e.

    Un climat de suspicion

    S’il y a suspicion, l’officier d’état civil saisit le Parquet. Une enquête peut être ouverte pour identifier des « indices sérieux » laissant penser à une fraude et la décision de s’opposer ou non au mariage revient au ou à la procureur·e de la République. Depuis 2003, la participation à un mariage de complaisance est un délit, puni de cinq ans d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

    À ce cadre légal vient s’ajouter, depuis plusieurs années, un climat de suspicion alimenté par les déclarations et décisions politiques venant de la droite et du centre. Ainsi, en 2023, le maire de Béziers Robert Ménard a refusé de marier Eva, française, et Mustapha, algérien sous OQTF (Obligation de quitter le territoire français). Il s’agit d’un délit, puisqu’un·e maire n’a pas ce pouvoir d’action. Mais Robert Ménard est soutenu par des élu·es, notamment issu·es du parti présidentiel, qui souhaitent modifier la loi.

    Le 20 février, en réaction à cette affaire, le Sénat a voté une proposition de loi inconstitutionnelle interdisant le mariage en France à un·e étranger·e en situation irrégulière. Ce n’est pas la première fois qu’une telle loi, qui renforce le contrôle des mariages franco-étrangers, est proposée au Parlement. Avec pour motif la lutte contre l’augmentation du nombre de mariages considérés comme « blancs ».

    « Les mariages simulés sont difficiles à caractériser »

    Peut-on vraiment chiffrer ces mariages et donc attester d’une augmentation ? Selon la sénatrice Les Républicains Valérie Boyer, anciennement maire des XIe et XIIe arrondissements de Marseille, « près d’une centaine d’unions frauduleuses ont été recensées en une décennie, et ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg ». Difficile cependant de savoir combien de mariages blancs sont organisés chaque année. D’après un rapport du Sénat, « 700 personnes ont été mises en cause en 2024 pour organisation ou tentative d’organisation d’un mariage simulé ou arrangé ou pour avoir reconnu un enfant aux seules fins d’acquérir la nationalité française ». 

    « Une préfecture nous a avoué être démunie pour les détecter, parce qu’il faut identifier des passages d’argent », précise Sylvie Pelletier, membre de l’association Les Amoureux au ban public depuis plus de dix ans. Une circulaire de 2010, envoyée aux tribunaux, admet que ce n’est pas une mince affaire : « Les mariages simulés sont souvent difficiles à caractériser. »

    La procédure étant incertaine, les couples sont victimes d’un soupçon systématique qui s’est amplifié. Les motifs d’opposition à mariage peuvent être des incohérences dans le récit de la rencontre, un manque de connaissance mutuelle apparent, une adresse erronée ou encore un grand écart d’âge. « Si la personne a déjà de la famille en France, ce peut être un indice de plus », note Sylvie Pelletier.

    Selon l’anthropologue Hélène Neveu Kringelbach, « les conjoints originaires de certains pays, en particulier de l’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne, sont plus susceptibles que d’autres d’être la cible du soupçon administratif ». Au sein des groupes d’entraide, alimentés sur les réseaux sociaux, beaucoup de témoignages concernent un·e conjoint·e étranger·e africain·e.

    Des années de procédure

    « Dès mon arrivée à la mairie, une dame m’a ri au nez lorsque je lui ai détaillé ma demande. Puis, les enquêteurs ont sous-entendu que je ne pouvais pas me marier avec quelqu’un qui avait grandi en France, qu’on n’était pas compatible », détaille Yasmine, conseillée par Sylvie Pelletier depuis 2023. L’acte d’opposition à son mariage avec Samir signale un manque de connaissance mutuelle dans le couple et pointe une contradiction au sujet de la routine sportive de Samir : « Lui, a répondu spontanément qu’il faisait du sport et moi, avec le stress, j’ai dit “non” parce qu’il n’en fait que de temps en temps », explique-t-elle, la voix encore tremblante. L’acte d’opposition s’est accompagné d’une obligation de quitter le territoire, qui la poursuit encore aujourd’hui.

    D’après l’avocate Gabriella Carraud, cette défiance de l’administration laisse des traces profondes sur les personnes. D’autant que les procédures peuvent durer des années, au cours desquelles les couples doivent régulièrement prouver leur amour en envoyant le plus de documents possible : preuve de domiciliation aux deux noms, billets de train, photos avec les familles des conjoint·es, etc.

    Plus d’un an après le rejet de leur demande de mariage, Yasmine vit toujours avec Samir, mais passe ses journées chez elle, angoissée d’être contrôlée quand elle sort puisqu’elle risque l’expulsion. « Je pense tous les jours à ma situation, je me demande si je ne devrais pas retourner en Algérie et recommencer la procédure de mariage. Mais j’ai peur de ne pas pouvoir revenir en France et de rester bloquée là-bas. » Le couple s’est pacsé en début d’année. Cette union a fait renaître un peu d’espoir puisque dans quelques mois Yasmine pourra demander une carte de séjour, qui peut lui être refusée et nécessite l’abrogation de son OQTF. C’est donc quitte ou double : en cas de réponse négative elle pourrait cette fois être expulsée du territoire français.

    *Les prénoms ont été modifiés

  • Cannabis : malgré la légalisation, pas d’eldorado allemand à l’horizon

    Un an après la légalisation du cannabis en Allemagne, les autorités n’ont pas observé de hausse du trafic de stupéfiants transfrontalier. Toutefois, l’explosion des prescriptions de cannabis médical laisse planer le doute sur un potentiel marché parallèle.

    Liza Hervy-Marquer et Ismérie Vergne

    « Les Strasbourgeois vont tous venir ici pour être tranquilles », estimait un Français de passage à Kehl (Bade-Wurtemberg) à 20 minutes le 18 août 2023. « Nous sommes pris d’assaut », racontait un commerçant kehlois au Parisien le 4 avril 2024. « Le contrôle va être très très compliqué parce que le pont de Kehl a énormément de passage », anticipait le secrétaire bas-rhinois d’un syndicat de police à France Bleu Alsace le 11 octobre 2023.

    Au moment où l’Allemagne légalisait partiellement le cannabis récréatif, le 1er avril 2024, les inquiétudes étaient nombreuses de part et d’autre de la frontière quant aux effets de cette politique sur la France, qui conserve un cadre répressif en la matière. Côté allemand, le nouveau cadre législatif a rendu possible la possession et la consommation de cannabis chez soi, où l’on peut cultiver jusqu’à trois plants, ou en adhérant à un Cannabis Social Club, association limitée à 500 membres encadrant la culture collective. Dans les deux cas, il faut être majeur·e et domicilié·e en Allemagne depuis plus de six mois.

    Mais, un an après, le Centre de coopération policière et douanière de Kehl ne constate « aucun impact des deux côtés de la frontière, malgré les fortes inquiétudes du début », résume Alain Winter, coordinateur français du Centre.

    « Il n’y a pas de ‘tourisme du cannabis’ »

    « On n’avait pas forcément en tête que les Allemands allaient légaliser d’un coup. On a été surpris », se remémore Maxence Creusat, chef de la police de Forbach. L’agglomération mosellane, située à 11 kilomètres de Sarrebruck (Sarre), présente une dizaine de points de passage frontaliers particulièrement surveillés. Pendant les quatre premiers mois après l’adoption de la loi, la police de Forbach, en collaboration avec ses homologues allemands, a augmenté le nombre de contrôles routiers, passant de deux à quatre par semaine. « L’idée c’était d’être vigilants pour détecter d’éventuels changements dans le paysage criminel, voir si nous avions une augmentation du trafic de stupéfiants à la frontière, détaille-t-il. Et pour le moment, il n’y a pas plus de saisies ou de contrôles positifs. »

    « À l’est du département, on a déjà une disponibilité de la drogue, ce qui fait qu’un consommateur n’a pas forcément un intérêt à aller en Allemagne »

    Maxence Creusat, chef de la police de Forbach

    Selon les autorités de Moselle, la légalisation n’a pas déclenché de « tourisme du cannabis ». « À l’est du département, on a déjà une disponibilité de la drogue, ce qui fait qu’un consommateur n’a pas forcément un intérêt à aller en Allemagne », analyse le commissaire. Toutefois, il arrive que certain·es résident·es allemand·es partagent la drogue qu’ils et elles achètent avec leurs ami·es français·es. C’est le cas de Jonas*, habitant de Constance (Bade-Wurtemberg), ville du sud de l’Allemagne. Habitué à se procurer du cannabis sur le marché noir depuis plus de 20 ans, le Constançois de 46 ans fait transiter de faibles quantités de cannabis lors de ses séjours en France pour l’offrir à ses proches. « Ils consomment aussi à côté, mais ils sont moins satisfaits de ce qu’ils trouvent en France », justifie le consommateur. En vingt ans, il dit ne s’être jamais fait contrôler, et ce, même lorsque le cannabis récréatif était illégal des deux côtés du Rhin.

    Les sites de télémédecine : un accès facilité au cannabis

    En revanche, les effets de la légalisation sont plus notoires sur le recours et la circulation de cannabis dit « thérapeutique », dont l’encadrement a également été assoupli par la loi allemande. « Désormais une ordonnance médicale “classique” suffit pour la prescription », détaille Arthur Lindon du Centre européen de la consommation. Auparavant, les ordonnances étaient davantage contrôlées, devaient être dressées par des médecins spécialisés et n’étaient valables que sept jours.

    Ce changement législatif explique en partie la hausse significative de prescriptions. Entre mars et décembre 2024, elles ont augmenté de plus de 1000 %, selon un rapport de Bloomwell Group, une des plus grandes entreprises allemandes de cannabis. Des ordonnances qui peuvent être délivrées en quelques clics sur internet et pour moins de 20 euros. Dès avril 2024, les leaders allemands de sites de télémédecine, Doktor ABC et Dr. Ansay, ont élargi leur offre à cet ancien stupéfiant. Des plateformes naissantes, comme MedCanOneStop ou GreenMedical, en ont fait leur fonds de commerce.

    Sur Reddit, un forum en ligne, plusieurs canaux de discussion sont dédiés à ces sites, comme Cannabis_Apotheken [pour pharmacies, ndlr], suivi par 18 000 personnes. Sur ce fil, se mêlent des conseils, actualités et classements des produits trouvés en pharmacie. En tête des sites recommandés par la page figure MedCanOneStop. En remplissant une fausse adresse allemande et des symptômes fictifs, nous avons été déclarées en quelques clics éligibles à une thérapie par cannabis, officiellement pour des « troubles anxieux ». Le tout sur la base du déclaratif et sans avoir rencontré le moindre médecin. De fait, les prescriptions privées (non prises en charge par les caisses d’assurance maladie) sont passées de 50 % à 80 % entre avril et juillet 2024, selon Christiane Neubaur, directrice générale de l’Association des pharmacies fournisseuses de cannabis, dans une interview accordée au Pharmazeutische Zeitung.

    « À la pharmacie, il suffit juste de donner son nom »

    « Le gros avantage, c’est qu’on peut tout choisir : la provenance, le taux de THC, les effets… Sur le marché noir, tu prends ce qu’il y a et c’est tout », expose Jonas qui se fournit désormais en cannabis médical et continue de le partager avec ses ami·es français·es. Alors que dans les Cannabis Social Clubs les quantités sont limitées à 25 grammes par jour et 50 grammes par mois, en pharmacie ces restrictions ne s’appliquent pas. « Il y a des moyens de tricher, admet Jonas. On peut multiplier les ordonnances sur plusieurs sites par exemple ». Obtenir une plus grande quantité de cannabis motive certain·es à trouver des moyens de le partager. « Je pourrais très bien laisser quelqu’un aller chercher le produit à ma place. Il suffit juste de donner son nom, pas sa carte d’identité. » Alors même que ce type de prescription n’est légalement accessible qu’aux résident·es allemand·es.

    Ce cadre très peu contraignant, pouvant faciliter les abus, ne fait pas l’objet d’une surveillance particulière par les autorités frontalières que nous avons contactées. En Allemagne, un premier bilan policier est attendu à la mi-avril, ainsi qu’un rapport parlementaire à l’automne prochain, sur les conséquences observées de la légalisation partielle du cannabis en Allemagne.

    *Le prénom a été modifié

  • Prostitution in Straßburg: ein Leben in Zwischenwelten

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    In Straßburg ist Sexarbeit untersagt, hat aber nur für die Klientel Folgen. Seit 2014 gibt es auch im deutschen Kehl ein Gesetz, das das Geschäft verbietet. Doch selbst zehn Jahre später beeinflusst die Bürokratie die Prostitutions-Szene im Grenzgebiet.

    Nathalie Schneider und Shawn-Orric Dreyer

    Es ist Dienstagnachmittag, gegen 17 Uhr. Etliche Autofahrer*innen sind auf der Straßburger Rue du Havre auf dem Weg nach Hause. Für sie ist der Arbeitstag beendet. Für andere hingegen fängt er gerade erst an. Eine Frau in den Dreißigern nutzt die viel befahrene Straße zugunsten ihres Geschäfts. Gekleidet in schwarzen Leggins, grünem Neckholder-Top und einer silber glitzernden Jacke, läuft sie den Bürgersteig entlang, macht Autofahrende auf sich aufmerksam und versucht, sie zum Anhalten zu bringen. Ein junger Mann fährt an den Straßenrand und öffnet das Fenster auf der Beifahrerseite. „Einmal blasen, 30 Euro”, ruft sie in das Fahrzeug.

    Fazit nach zehn Jahren Verordnung

    Ein paar hundert Meter weiter, hinter der Europabrücke, liegt Deutschland. Dort ist Sexarbeit als eingetragener Beruf bereits Jahrzehnte lang erlaubt und durch Einführung des Prostitutionsgesetzes seit 2002 nicht mehr sittenwidrig. Doch seit 2014 gibt es eine Verordnung, die die Sexarbeit in Kehl verbietet. Normalerweise dürfen Städte in Baden-Württemberg ab einer Einwohnerzahl von 35.000 Prostitution zulassen. Mit rund 40.000 Einwohner*innen wäre diese in Kehl also unter Umständen erlaubt – gäbe es nicht besagte Verordnung. Doch auch heute noch, gut zehn Jahre nach der Erlassung des Verbots, sind die Prostituierten noch immer in Straßburg, nahe der deutschen Grenze. 

    „Sie leben manchmal in luftleerem Raum”

    Aline Goetz über die Prostituierten im Grenzgebiet

    Aktuelle Zahlen, speziell für Straßburg, lassen sich nicht finden. „Sie leben manchmal in luftleerem Raum”, sagt Aline Goetz von der Fachberatungsstelle für Sexarbeitende P.I.N.K. in Kehl. In Frankreich sei eine Anmeldung für Sexarbeitende zwar möglich, es gebe aber keine Regulierung so wie in Deutschland, weiß Goetz.

    „Es gab immer wieder Gewalt”, berichtet die Sozialarbeiterin. Seit einigen Jahren spitze sich diese allerdings vor allem gegenüber trans* Personen und Crossdresser, früher als „Transvestiten” bezeichnet, zu. „Die sind etwas mehr im Fokus der Gewalt, aber die anderen erleben es auch”, berichtet sie. Eine Zeit lang seien die trans* Prostituierten deshalb dem Straßenstrich ferngeblieben.

    Der Großteil kommt aus Bulgarien und Rumänien

    Die junge Prostituierte mit der silbernen Jacke kommt täglich in die Rue du Havre, obwohl das Geschäft in Frankreich untersagt ist. Strafbar macht sie sich dabei aber nicht: denn sexuelle Dienstleistungen anzubieten, ist erlaubt. Nur diejenigen, die sie in Anspruch nehmen, müssen seit 2016 mit Erlassung des „Nordischen Modells” mit mehreren Tausend Euro Bußgeld rechnen.

    Viele Sexarbeitende wohnen daher zwar auf deutscher Seite, gehen aber in Frankreich auf den Straßenstrich. „Über die Gründe können wir nur spekulieren”, sagt Goetz. Sie könne es sich unter anderem durch die günstigeren Mietpreise in Kehl erklären. Oft, so Goetz, wohnen die Prostituierten in Pensionen oder Wohnungen von Vermietern, die akzeptieren, dass die Sexarbeiter*innen keinen Lohnzettel vorlegen können – weil sie durch ihre Arbeit in Straßburg keinen bekommen. „Viele sind Mütter, die ihr Geld in die Herkunftsländer schicken”, erklärt Goetz. Den Frauen selbst bleibe daher oft nicht viel von ihrem Lohn.

    Die „Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains” (Miprof) gibt in einem online verfügbaren Schreiben der nationalen Beobachtungsstelle zur Gewalt gegen Frauen aus dem Jahr 2024 an, dass es 2022 in Frankreich geschätzt 40.000 Prostituierte gab. Sie bezieht sich dabei auf Angaben des „Office central pour la répression de la traite des êtres humains”. Der Großteil dieser Personen stamme aus Rumänien und Bulgarien, erklärt Miprof weiter.

    In Deutschland ist es ähnlich: Das Statistische Bundesamt sprach in einer 2024 erschienenen Pressemeldung deutschlandweit von rund 30.600 angemeldeten Prostituierten im Jahr 2023, schätzte deren tatsächliche Zahl aber mindestens auf das Doppelte. Überwiegend kommen die Sexarbeiter*innen dem Statistischen Bundesamt nach, ebenfalls aus Rumänien und Bulgarien. Nur ein Fünftel der angemeldeten Sexarbeitenden besaß demnach die deutsche Staatsbürgerschaft, führt das Amt weiter aus. Und auch zu Goetz kämen fast ausschließlich Personen aus Bulgarien oder Rumänien, sagt sie.

    Vernetzung für zusätzlichen Schutz der Frauen

    In der Rue du Havre ist die Frau mit silberner Jacke bald nicht mehr allein: Ein Stück weiter sind zwei weitere aufgetaucht. Beide kamen aus derselben Richtung, offenbar aus dem grauen Haus, dessen Fensterläden im ersten Stock geschlossen sind und neben dem ein schwarzer BMW mit abgedunkelten Scheiben und Blick auf die Straße steht. Es herrscht eine merkwürdige Stimmung, man fühlt sich beobachtet und traut sich kaum, die Frauen in ein Gespräch zu verwickeln.

    Die Frauen gehen jetzt die Rue du Havre hinunter, laufen über mehrere Hundert Meter auf und ab, entfernen sich aber nie zu weit vom Haus. Dass die Straße viel befahren ist und es etliche Augenzeug*innen auf dem parallel verlaufenden Radweg gibt, scheint die Sexarbeiterinnen nicht zu stören – schließlich werden sie durch das französische Gesetz geschützt. Hier in der Rue du Havre, nahe der deutschen Grenze, können sie trotz Verbot ihrem Geschäft nachgehen, ohne rechtliche Konsequenzen fürchten zu müssen.

    Um die Prostituierten im Grenzgebiet zu schützen, arbeitet P.I.N.K. unter anderem mit dem französischen Verein AIDES zusammen, der sich für die Bekämpfung von Aids und Hepatitis einsetzt. Zwar gibt es auch in Straßburg Fachberatungsstellen für Prostituierte, allerdings stehe bei diesen vor allem der Ausstieg aus der Szene im Vordergrund, berichtet Goetz. Was ihr trotz Vernetzung fehle, bedauert Goetz, sei ein direktes Pendant zu P.I.N.K., das sich mit allen Lebensbereichen der Sexarbeiter*innen auseinandersetzt.

  • Entre la Lorraine et l’Alsace, la forêt de la discorde

    Deux villages du massif des Vosges se battent pour être indemnisés de la perte de leurs parcelles de forêts survenue il y a plus de 150 ans, lors du tracé de la frontière franco-allemande de 1871.

    Gustave Pinard et Paul Ripert

    Il est bientôt midi quand plusieurs coups de feu résonnent dans la vallée de Raon-l’Étape. Dans la forêt communale de Vexaincourt (Vosges), deux hommes s’effondrent. Parti chasser avec six camarades, Jean-Baptiste Brignon est le premier à tomber sous les balles d’un tireur invisible. Il mourra quelques heures plus tard tandis que son acolyte, Henri de Wangen, survivra malgré une blessure à la jambe. Les malheureux sont les victimes du tracé hasardeux de la frontière franco-prussienne, créée seize ans plus tôt, en 1871, suite à la victoire de la Prusse sur la France. Nichée au cœur des forêts vosgiennes, son imprécision aura induit en erreur un garde-frontière allemand, tirant sur des innocents.

    Tracé de la frontière de 1871 et conséquences sur les deux Raon

    En France, l’incident est considéré comme un attentat et ravive les tensions avec le voisin allemand. Il s’agit de « la crise la plus importante de l’histoire de cette frontière » selon l’historien Benoit Vaillot, auteur du livre L’invention d’une frontière entre France et Allemagne, 1871-1914.

    En contrebas du lieu de l’incident, dans le village de Raon-lès-Leau (Meurthe-et-Moselle), un square porte aujourd’hui le nom de Jean-Baptiste Brignon. C’est Étienne Meire, maire de la commune de 45 âmes qui l’a renommé ainsi en 2001. Pour ce dernier, il s’agit de réparer une injustice vieille de 100 ans : la perte de parcelles de forêts qui appartenaient avant 1871 aux villages de Raon-lès-Leau et son voisin Raon-sur-Plaine (Vosges). Sur les murs du bâtiment municipal dans lequel Étienne Meire officie, des cartes et des dossiers sont entassés à perte de vue. « Liberté, égalité, fraternité et besoin de justice pour Raon-lès-Leau et Raon-sur-Plaine attendue depuis 1919 ! », peut-on même lire sur le tableau blanc de la salle principale. 

    Les forêts perdues des Raon

    En 1871, les deux villages sont en effet annexés par les troupes allemandes. À force de résistance et de mobilisation, ils parviennent à redevenir français après cinq mois d’occupation allemande. Sauf que, pour des raisons stratégiques et économiques, l’armée allemande veut occuper la ligne de crête entre le col du Donon et le col de Saales et garder les forêts des deux villages sous son contrôle. « Bismarck aurait dit : “Rendons ces deux pauvres villages, mais gardons ces magnifiques forêts” », conte Étienne Meire.

    La question des frontières devient de nouveau centrale au moment du traité de Versailles, en 1919, lorsque la France gagne la Première Guerre mondiale et récupère l’Alsace et la Lorraine. Georges Clemenceau, président du Conseil, souhaite alors revenir au découpage des territoires d’avant 1870. « Mais ils se sont très vite rendu compte que ça allait être compliqué, qu’il fallait au moins, dans une phase transitoire, conserver les frontières existantes pour gérer les spécificités locales de l’Alsace-Moselle », explique l’historien Benoit Vaillot. 

    Des bornes, encore observables aujourd’hui, délimitaient la frontière entre la France et l’Allemagne entre 1871 et 1919. © Paul Ripert

    Si bien que l’État français décide de garder la frontière de 1871 pour délimiter les départements français. Les forêts des deux Raon deviennent alors alsaciennes, en étant rattachées au village de Grandfontaine (Bas-Rhin). Et rien pour les Vosges. « Cette spoliation est une injustice énorme. C’est un traumatisme. Il y a l’aspect financier, mais aussi moral », s’emporte encore l’édile de Raon-lès-Leau, qui, comme ses prédécesseurs, se bat dans ce dossier qu’il connaît par cœur. 

    La commune de Raon-lès-Leau perd plus de 1 200 hectares et la commune de Raon-sur-Plaine plus de 800 hectares. « Nous estimons que cela représente 60 000 et 30 000 euros en moins par an que nous aurions dû récupérer avec la taxe foncière sur les propriétés non bâties. Cela fait 100 ans que l’histoire dure, ça représente une belle somme ! On aurait pu monter un casino », ironise Étienne Meire. « Si on avait investi cet argent dans les villages, ils auraient une autre allure aujourd’hui, abonde son homologue Denis Henry, maire de Raon-sur-Plaine depuis 2014. Peut-être que plus de gens seraient restés. » 

    La perte des parcelles de forêts explique en partie la baisse de la population des deux villages (862 habitant·es au total en 1876, 480 en 1931 et 178 en 2022), incapables sans les mêmes ressources en bois de travailler, de se nourrir et de se chauffer. 

    « C’est la responsabilité de l’État »

    Pour réparer l’injustice, les deux villages lorrains sollicitent, depuis Charles de Gaulle, les haut·es représentant·es de l’État. Plusieurs documents, compilés dans les dossiers, montrent des échanges de lettres et de mails, notamment avec Gérard Collomb et Gérard Larcher. Sans succès. Les deux élus ont même fait appel, il y a trois ans, à un cabinet d’avocat qui a demandé une enquête publique. Elle a été refusée par les trois préfets du Bas-Rhin, de la Meurthe-et-Moselle et des Vosges. « On s’appuie sur ce refus pour aller vers le tribunal administratif, afin d’être portés par des politiques et essayer d’amener le dossier plus loin », indique le maire de Raon-lès-Leau. 

    Étienne Meire, maire de Raon-lès-Leau, âgé de 81 ans, ne compte pas « lâcher le morceau ». © Paul Ripert

    Ces démarches ne visent désormais plus à récupérer les parcelles spoliées, mais à obtenir une compensation financière de l’État. « C’est la responsabilité de l’État, on n’a rien contre l’Alsace, encore moins contre Grandfontaine. Le but n’est pas de se fâcher avec eux. On serait à leur place, on ferait pareil », précise Denis Henry. 

    De l’autre côté des forêts, les revendications des villages lorrains sont bien connues des habitant·es. Le maire de Grandfontaine, Philippe Rémy, perché sur les marches de l’édifice où flotte le drapeau alsacien, affirme comprendre la démarche de ses homologues. « Si j’étais maire d’un des deux Raon, je ferais la même chose. Mais aujourd’hui, je ne vais rien faire. C’est très bien pour moi si je peux garder les forêts et le plan communal de Grandfontaine comme il est actuellement. »

    En 1919, la France décide de garder le tracé de l’ancienne frontière franco-allemande pour délimiter les départements français. © Paul Ripert

    Soulignant que, contrairement à ses voisins lorrains, son village n’a pas eu le choix de devenir allemand, Philippe Rémy ne nie pas les avantages que sa commune récupère grâce aux forêts. « Le village touche la taxe foncière sur les propriétés non bâties sur les parcelles de forêts. C’est évidemment un plus pour nous. » Pour Grandfontaine, le conflit des forêts n’est plus d’actualité : « 150 ans après, je crois qu’il y a prescription. Si on commence à toucher aux frontières des départements et des communes, on mettrait le doigt dans un engrenage inarrêtable. »